Siegfried ou L’Apprentissage de la Peur

Siegfried découvre Brünnhilde, par Arthur Rackham
Wikipedia

Philippe Jordan, dans une interview, dit que ce troisième opéra du Ring correspond au scherzo dans une symphonie à 4 mouvements : il a raison, ce troisième opéra est magnifiquement survolté. Lors des représentations avec mise en scène, le premier acte, qui se termine sur la re-création de l’épée Notung par Siegfried, le fils de Siegmund, est presque une épreuve physique pour le spectateur, alors, vous pensez, pour l’orchestre et les chanteurs. Généralement, au premier entracte, lors des représentations live, je me réconforte d’un bon coup de blanc, un verre de vin du Rhin, le coup de blanc du wagnérien de base. C’était pareil hier soir, à la simple audition, violent, magnifique et tuant, mais sans coup de blanc, régime sec des auditions solitaires en temps de Coronavirus.

Andreas Schager est un Siegfried enthousiasmant : il a l’énergie, la force, la gaîté, la langue aussi (il est autrichien) du rôle, il EST ce jeune homme brusque, avide de vivre, irréfléchi, parfois rêveur, capable de reforger l’épée Notung, de sortir de la tutelle geignarde de Mime, de tuer le dragon géant Fafner dans la Grotte de l’Envie, d’y prendre l’Anneau et le Heaume magiques sans en savoir la valeur, de liquider Mime en voyant que ce dernier lui avait préparé un poison pour lui voler l’Anneau, capable de tout bousculer et de traverser les rideaux de flamme à la suite d’un oiseau qui lui promet une femme et le bonheur par delà l’épreuve, capable avec sa belle épée toute fraîchement reforgée, de briser la lance de Wotan - dans son rôle anonyme de Wanderer -, qui échoue, selon son propre plan, à lui barrer le chemin [1].

« La fin des dieux
ne m’angoisse pas,
depuis que je la veux !
Ce que je décidai par désespoir,
jadis déchiré par une violente douleur,
je l’accomplis
librement, dans la joie. » (Le Voyageur, Acte III, scène 2)

La faiblesse de Ian Paterson en Wanderer/Wotan, sans doute due à la fatigue qui pointait déjà deux jours avant, dans la fin de La Walkyrie, n’était, pour moi, pas gênante, car elle correspondait aux changements psychologiques de ce dieu déçu, à la fois heureux et amer, auteur de son propre malheur - la définition même de la Schadenfreude -, qui se promet d’en finir et annonce la catastrophe finale de son royaume §ce sera le thème de l’opéra suivant), encore que cette faiblesse était un peu trop patente dans son dialogue avec la déesse-mère Erda, qui lui reproche sa conduite catastrophique avec Brünnhilde.

Mais cette faiblesse n’était rien à côté de ma déception, hier soir, au 3e acte de Siegfried, en découvrant - je le savais hélas ! et je le redoutais - le remplacement de Martha Serafin, la Brünnhilde de La Walkyrie du 28 décembre sur France-Musique, par Ricarda Merbeth.

Aïe, aïe aïe. Je connais cette chanteuse depuis des années, sa voix que je trouve dure et sans nuances ne m’a jamais plu. Hier soir, oui, elle était dure et sans grâce ni nuances, mais elle y ajoutait un vibrato insupportable, elle peinait dans les tendresses retenues comme dans les grands élans. Elle m’a donc gâché tout ce fameux duo avec Andreas Schager, depuis le Heil dir Sonne [2] qui signe son réveil par le jeune héros, jusqu’à la fin, que j’ai accueillie avec soulagement, tout en m’épouvantant de la retrouver samedi soir dans Le Crépuscule des dieux.

Il me semblait même - mais je dois exagérer - que ma déception avait gagné l’orchestre, les musiciens et Philippe Jordan, et que tout le monde dans ces dernières quarante minutes de l’œuvre avançait soudain avec crainte et méfiance, alors qu’elles sont le triomphe de l’exaltation de l’amour.

Dans ce troisième acte, Siegfried, qui ignorait tout la Peur (das Fürchte), en fait d’un coup l’apprentissage : en découvrant une femme endormie, il découvre la peur de l’Autre absolu : il n’en avait jamais vu dans les forêts de son enfance, Sieglinde, sa mère, étant morte à sa naissance - , et il découvre en même temps ce qu’elle suscite chez lui, à savoir l’Amour, le désir fou de la fusion avec l’Autre.

Bon, en tout cas, voilà, nous sommes prêts pour Le Crépuscule des dieux, pour la catastrophe flamboyante de l’Ancien monde, qui va disparaître dans les flammes samedi soir, pendant que l’Anneau, enfin, va retomber dans le Rhin en y entraînant le dernier Nibelung, Hagen, le fils qu’Alberich, son ancien maître, a eu dans la mythique Bourgogne où Siegfried va se rendre imprudemment en abandonnant Brünnhilde.

Ring 2020, logo de l’Opéra de Paris
©Opéra de Paris

Notes

[1Juste retour que cette lance brisée par l’épée Notung, puisque cette même Notung, dans la main de Sigmund à l’acte II de La Walkyrie, avait été brisée brutalement par la lance de Wotan infidèle à ses premières promesses de protection.

[2Salut à toi Soleil !