« Quarante jours d’errance » Chronique d’un printemps, 49

Paris, samedi 2 mai 2020

Ier mai 2020...

Ce fut hier une étrange journée, on s’envoyait des photos de muguet. Des vrais, ou des faux, humoristiques mais qui ne faisaient pas rire. Le confinement traîne en longueur avec son cortège de fausses nouvelles, les gens ont l’air de ne plus savoir s’ils préfèrent le confinement ou le déconfinement. Sur les videos échangées, des chiens soupirent de devoir aller pisser sans arrêt.

L’après-midi se passe pour moi dans les couloirs de la France Libre, à Londres. Les innombrables voyages de De Gaulle, inlassable dans son rôle de fusion totale avec La France, construisant le Comité national, passant de la France Libre à la France Combattante, pestant contre les méfiances des Alliés à son égard, les réticences de Roosevelt, les inlassables vues des uns sur les possessions et les secrets des autres et surtout sur les possessions coloniales de la France, « l’empire » convoité, guetté. C’est une conception très étrange du monde, à relire maintenant, soixante après les indépendances de cet « empire », le Tchad, le Congo, la Nouvelle-Calédonie, etc., - indépendance que de Gaulle a très vite accordée, pour certains, à partir de 1958 - après qu’il l’ait si fort assimilé à la France, à tous ses espoirs pour reformer la nation, pour en faire le socle de reconquête de la métropole et de « nos ancêtres les Gaulois ».
Il y a là dans ses Mémoires, comme une distorsion, sur laquelle il me faut davantage réfléchir. Mais quel flair il a vis-à-vis de ses avides alliés. Vis-à-vis des mouvements souterrains d’alliances dans l’ensemble du monde, les liens souterrains inavouables, ou avoués, les diplomaties secrètes. On y voit percer Yalta bien avant l’idée et le nom de Yalta.

Les Mémoires constituent donc un livre passionnant, un polar géant de géopolitique, par moments écœurant, le dessous crasseux des cartes où se jouait là le sort de millions d’humains ballottés.

Le soir, sur Toute l’Histoire, je tombe sur un documentaire tout récent (Quarante jours d’errance, Anne Véron, 2020) pas remontant du tout, sur le voyage du transatlantique Saint-Louis, ce grand bateau de croisière chargé d’Allemands juifs dans le printemps et l’été 39, affrété par l’Allemagne nazie pour les expulser vers La Havane et les États-Unis : les accords avaient bien été passés à Berlin avant le départ, l’argent du passage, exorbitant, extorqué à ces malheureuses familles, les passeports apparemment tamponnés comme il faut, mais une fois dans la rade de La Havane, le Président de Cuba (qui était pratiquement une colonie américaine à cette époque), Federico Laredo Bru, a refusé de les laisser descendre (sauf 10 Cubains non juifs), l’immobilisation tragique sous les yeux des personnes venues les attendre à la Havane, le blocage dans la rade, puis l’errance, pendant 40 longs jours, le faux espoir en Floride, le refus des États-Unis et du Canada de les prendre chez eux, le retour vers l’Europe, l’arrivée, finalement, à Anvers, où les 963 passagers sont distribués entre l’Angleterre, la France, la Belgique et les Pays-Bas, les quelques jours à la fois libres et hébétés, avant d’être rattrapés par la déclaration de guerre, le Ier septembre 1939. Ceux reçus en Angleterre auront la vie sauve, les autres aboutiront très vite dans des camps de concentration et seront déportés sous Pétain, à de rares exceptions près, d’où la valeur des témoignages des survivants filmés. Le commandant allemand du navire, le capitaine Gustav Schröder, a été admirable tout au long, refusant absolument de remettre ces Juifs allemands en Allemagne où ils risquaient la mort. Il y a des capitaines, comme ça, comme celui, tout récemment de L’Aquarius, qui sont des héros. Et de grandes démocraties qui se salissent à jamais. Ce film superbe, qui fait monter les larmes aux yeux, par son contenu, par sa retenue, est d’Anne Véron repassera plusieurs fois ces temps-ci. Avis aux abonnés de la chaîne Toute l’Histoire. Pub gratuite.

Lorsque, après la guerre, et après une reprise de service, le Saint-Louis a fini par être démantelé en 1952, le capitaine Schröder a visité le bateau avant démolition. Ce sera la deuxième image du jour, mélancolique, prise à la télé. Gustav Schröder a été inscrit par Israël sur la liste des Justes en 1994.

Le film est très émouvant, les quelques témoins sont de vieilles personnes qui ont vécu cela, enfants, des gens de mon âge. Il y a beaucoup de photos. Après cela, la peur que cause le COVID-19 semble disproportionnée.

La guerre circule avec intensité entre les deux périodes que j’évoque. Mon impression de départ, qu’elles étaient en résonance, n’était donc pas si fausse. Ou alors, c’est parce que je les lie, que je tombe sur des coïncidences ?

Blandans, jeudi 2 mai 1940

Rien.
C’est jeudi. Je joue à la balle, pomi-poma, j’ignore que les passagers du Saint-Louis vivent leurs dernières heures à peu près libres dans de petits patelins, en France.

Le Capitaine Gustav Schröder sur le Saint-Louis, avant le démantèlement, 1952
HP (photo prise sur télévision)