France/Italie Chronique d’un printemps 14

Paris, samedi 28 mars 2020

Les sales passions françaises, râler, resquiller, accuser, tout mieux savoir que les autres, battent leur plein et c’est insupportable. Tout le monde est expert, chacun aurait commandé des masques en décembre et fait des tests en janvier. Une personne surnage, par son affabilité souriante, son expérience, pas ramenarde pour deux sous, c’est Roselyne Bachelot, dont les râleurs avaient tant ri au moment de la grippe H1N1 pour sa prévoyance jugée alors grotesque.

J’avais bien entendu : Philippe Martinez annonce une grève de la fonction publique en avril, illimitée et reconductible, dans un pays à l’arrêt, au bord du collapsus, c’est inédit et tellement bête que c’en est criminel.

Les plateaux télé deviennent dégoûtants. Sur LCI hier soir, a lieu un débat stupidement titré « On meurt moins à Marseille ? », stupidement arbitré par Daniel Givelet, entre le Pr Éric Chabrière (Marseille) et le Pr Tubiana (Paris), à propos des essais de traitement avec (ce qui n’est pas exactement) « la chloloroquine ». Chabrière était surexcité et véhément, postillonnant à tout va (c’était la télé heureusement), Tubiana, ratatiné en studio, essayait en vain de placer un mot. J’ai quitté la place. Une demi-heure plus tard, ils étaient toujours là, n’ayant évidemment pas avancé d’un pouce (le problème est une affaire de temps d’expérimentation) offrant un honteux spectacle, une généraliste parisienne présente était prête à pleurer et à quitter le studio. Je ne sais pas si elle l’a fait.
Moi, je me suis réfugiée dans un docu sur la sonde spatiale Rosetta, d’avant le déluge...

Monoprix, une heure de l’après-midi : trois personnes dont moi, faisons la queue sur l’esplanade, attendant que sortent trois clients. C’est vite fait. Les rayons sont déjà un peu dévastés (les œufs) mais dans l’ensemble, ça va, je ressors avec ce que j’avais prévu d’acheter pour la semaine à venir. Je n’aime pas sortir, l’atmosphère est déplaisante, le fait de s’éviter, de ne pas parler, de s’écarter, est tellement inhabituel, tellement évocateur de pratiques racistes et xénophobes... Quelques vieux mécontents râlent tout haut, « on n’a jamais vu ça » (eh non, en effet !), car « leur » boulangerie n’a pas « leur » baguette.

Il ne faut pas que je râle tout le temps contre les râleurs, ça ferait boule de neige. Donc, il fait beau, j’ai fait mes vitres - ma manie - , et, pour la première fois depuis si longtemps que je ne peux même pas le dater, le chiffon n’est pas noir de poussières grasses. Bravo. J’ai acheté des fraises délicieuses, les premières et j’ai fait un vœu, après les avoir lavées of course.

Un mot enfin sur le temps, qui avance, chaque chose à son heure, plateau roulant. En ce moment, ça ressemble un peu au chemin de croix de l’église de Domblans, Première station, Deuxième station etc.. Rythmé ici par la conférence de presse de Jérôme Salomon, le soir à 19 heures.

Arche de Noé sur les eaux. La colombe n’est pas près de sortir.

Blandans, jeudi 28 mars 1940

Là aussi, le rouleau compresseur est en route, les paysans ne pensent plus qu’Hitler « prend peur », on commence à se poser des questions sur les mouvements des Anglais quittant, je crois, les Ardennes pour se rapprocher de la côte. « Faire mouvement » appartient au vocabulaire militaire, que j’apprend à comprendre et qui s’enrichit chaque jour : les troupes se déplacent dans une perspective, mais laquelle ?

Mussolini, nouvel acteur des nouvelles.
Pour moi, le concept « les Italiens » n’est encore incarné que par trois hommes de Domblans, le Vieux Jean, Albin, et Petit Jean, qui sont de fait Italiens, et sont travailleurs à la journée, d’autant plus demandés que, en tant qu’Italiens, ils ne sont pas mobilisés. Le Vieux Jean ( 60 ans ?) vient souvent bêcher pour aider ma grand-mère ou Pierre ; Albin (la quarantaine ?) est le sonneur de cloche de l’église, l’angelus trois fois par jour, matin, midi et soir plus les offices des dimanches et fêtes ; Petit Jean, avec sa figure rose et poupine et ses yeux noirs (25 ans ?), travaillait plus ou moins pour la mairie.
Ils habitaient tous les trois ensemble, dans une petite maison près de l’église. Ils étaient là depuis toujours à mes yeux, mais je pense qu’ils étaient des émigrés arrivés dans les Années Vingt. Je ne sais pas leur lien de parenté. Petit Jean parlait parfaitement français, les deux autres avaient gardé un accent. Aucun n’était marié.