Chronique d’un printemps 1

Un projet : le printemps 1940

J’avais l’intention, il y quelques semaines, de faire une chronique de mes propres souvenirs du printemps de 1940, avec mon récit de l’exode, vu avec mes yeux de sept ans. Tout l’hiver, j’avais ressenti l’attention inquiète des grandes personnes pendant l’heure des repas où on écoutait « les nouvelles » qui sortaient d’un « poste de TSF » assez monumental, en bois de noyer, je pense, dont la façade était ornée d’une lyre découpée ; derrière la lyre, le poste était garni comme on le faisait à cette époque, d’un tissu couleur marron glacé, à la fois soyeux, granuleux et un peu brillant, qui protégeait de la poussière « les lampes », hôtes invisibles qui parfois grésillaient, et alors on allait taper sur le haut du poste pour rétablir le son.
Tout l’hiver, on avait entendu le « Rien à signaler sur l’ensemble du front » de la Drôle de guerre, et ma grand-mère soupirait en disant que mon grand-père (colonel ), qui était mort deux ans plus tôt, aurait trouvé à redire à cette inactivité. Ses deux filles, ma tante et ma mère, approuvaient ou discutaient plus ou moins en brassant leurs souvenirs de la Grande guerre, ce temps où elles avaient eu quinze ou vingt ans, il y avait un peu plus de vingt ans. C’était une maison sans homme, ma tante était veuve - son mari gazé en 1918 était mort en 1926 - et maman, séparée de mon père. Une maison tenue par trois femmes jamais geignardes, elle étaient agréables, drôles, cultivées, elles avaient des tas de relations et de famille.

Mes deux sœurs (14 ans et 12 ans) et moi, on les écoutait jongler avec les noms de Hitler, Chamberlain, Daladier, le « traître de Stuttgart » (dont l’existence m’intriguait), le Jean-Bart [1], Benès, les Sudètes, Gamelin, Churchill, le Roi des Belges, la ligne Maginot, etc., un pêle-mêle de lieux et de personnes.
Des petits amis, dans un village voisin (La Sauge près de Passenans) avaient construit sur une très grande table en L, une maquette de la ligne Maginot, qui ressemblait, selon Maman, à une série de taupinières ce qui ne m’en donnait pas une haute opinion.

La forge du village s’ornait d’une immense affiche Avec votre ferraille, nous forgerons l’acier victorieux qui s’était décolorée sous les pluies et neiges de l’hiver. Dans le village, les vieux paysans se demandaient comment on pourrait faire des travaux de printemps sans les jeunes qui végétaient dans les Ardennes, en répétant que si Hitler n’attaquait pas, c’est qu’il « prenait peur ».

Il y a quatre-vingts ans, lorsque le mois de mars a débarqué, les coucous tout jaunes ont commencé à faire leur sortie, sur la pelouse devant la maison tout juste débarrassée de la neige. Encore un peu de patience et on irait cueillir les asperges des bois dans le bois de Blandans et les jonquilles dans les bois de Saint-Lothain. Oui, le front était encore calme et les grandes personnes paraissaient soucieuses mais calmes et avisées comme toujours. Plus pour longtemps.

L’Apparition du Coronavirus

Ce récit de 1940 était donc mon projet, au moins jusque fin janvier 2020. Car dès le début février, tout en plongeant dans des concerts éblouissants, j’ai vu monter, comme tout le monde, sur l’écume des « infos » qui ont remplacé les « nouvelles », l’apparition du coronavirus [2], d’abord associé aux images de la ville de Wuhan emmitouflée et désertée ; on y voyait quelques silhouettes furtives et masquées, des tentes de contrôle, quelques cosmonautes en blanc, un immense hôpital construit à la hâte, sous une forêt de grues, avec des lits alignés comme dans je ne sais plus quelle mise en scène de Tannhaüser il y a quelques années à Berlin, lorsque reviennent les pèlerins parmi lesquels Elisabeth cherche en vain son bien-aimé.

D’abord, alors que la Chine révélait un peu tard l’existence du nouveau coronavirus (vers le 22 janvier, je crois) et pendant que les Français de Wuhan, rapatriés pour lui échapper, étaient mis en quarantaine, j’ai continué à faire tout ce qu’il y avait à faire, les déjeuners avec les amis, les visites chez l’ophtalmo, les courses et les concerts. Aux infos, bien avant le coronavirus qui apparaissait juste avant la météo, on se coltinait les débats sur les retraites, la moustache de Martinez, les enlisements dans les 42 000 amendements à l’Assemblée nationale, le drame d’Idlib que personne n’a jamais voulu savoir et qui continue dans le silence, les rires de Trump à l’égard d’un virus qui selon lui mourrait au printemps, ah, ah, pfff.

Une grosse tache en Corée du Sud, au Japon et en Asie du Sud-Est, alors qu’on ne parle pas (bizarrement) de l’Inde avec son milliard d’habitants dont le système de santé ne doit pas être très fameux. Silence radio de la Russie à l’intérieur de laquelle nul ne sait ou ne dit rien.

Un saut inquiétant en Iran et en Arabie Saoudite qui ferme la Mecque aux pèlerinages, un coup de patte en Égypte, et le voilà qui s’ajoute aux crises des géants pétroliers du globe, qui s’écharpent au grand dam des marchés. La crise économique menaçante s’ajoute à la crise sanitaire.

Aux alentours du 24 février, le coronavirus débarque en Italie dispersant brutalement les masques de Venise - comme une sous-marque du choléra du roman de Thomas Mann et du film qu’en a tiré Visconti au moment où j’écoutais, justement, la 5e symphonie de Mahler, et, à ce moment-là, je n’étais pas la seule à dire encore (bêtement sans doute) dans mon entourage que ce n’était tout de même pas la peste.

« Vous avez dit bizarre... »

C’est le moment de redire que le 27 février, pendant la représentation de Fidelio, j’ai eu une impression temporelle bizarre dont j’ai déjà rendu compte dans la note 2 du texte précédent, comme si je voyais ce moment alors présent depuis un avenir imprécis, une espèce de flash-forward qui m’a donné l’impression qu’un jour je repenserais à cette soirée comme à la fin d’un passé révolu et irrécupérable, un mode de vie perdu. Ce n’était rien qu’une impression, j’espère.
Le 3 mars, j’allais encore voir une cousine dans un EHPAD.
Le 4 mars, j’allais à mon centre ophtalmo pour une injection dans l’œil droit et je rentrais par le métro.
Le 6 mars, je décommandais un déjeuner à cause d’une manif pour la recherche, du côté de la Sorbonne.
Le 10 mars, j’ai passé deux heures dans un café près du Châtelet avec une amie.
Dernières activités ordinaires, avant que le temps tout entier soit dédié au Coronavirus qui monopolise toutes les ondes, tous les écrans, les médecins parlent, voire s’opposent. Car c’est ici, en Europe, que siège désormais l’épicentre de ce virus qui cherche à s’épanouir dans nos arbres respiratoires et s’y multiplier, en route pour la conquête de tous les continents (hier 140 pays sur les 192 du globe).

Le Boléro de Ravel

Le 10 mars, je rentre du Châtelet en bus, avec l’idée que je serais mieux dans un lieu moins peuplé, le bouclage à la chinoises et que l’Italie adopte brusquement, est sans doute efficace. Je décide de décommander plein de choses dès le lendemain matin. D’ailleurs les sorties se sont supprimées d’elles-mêmes, les mails d’annulation des grandes salles tombent comme grêle.

12 mars. Chaque pays s’équipe : « Une pandémie, c’est comme le Boléro de Ravel : les instruments viennent s’ajouter les uns aux autres, comme les pays sont touchés les uns après les autres.  » écrit le professeur Antoine Flahaut dans Le Monde daté du 13 mars et donc rédigé le jour (12 mars) du discours d’Emmanuel Macron fermant les crèches, les écoles, les lycées et les Universités, recommandant aux personnes âgées de ne plus sortir sauf pour de toutes petites courses alimentaires ; il amorce une réflexion sur notre genre de vie, qui remet en cause beaucoup de ses options.

Hier soir samedi 14 mars, Édouard Philippe, dans un discours assez sombre, précis et rapide, annonce la fermeture, à partir de minuit, des bistrots, cafés et restaurants, discothèques, tous lieux et magasins non nécessaires à la vie du pays, y compris la restriction à venir dans les transports. Le discours d’Edouard Philippe avait des accents de guerre. Nous courons sans doute vers le confinement, ce temps fermé dicté par un brin d’ARN incapable de se reproduire s’il ne nous croise pas, nous qui lui avons pris, dit-on, ses domaines en défrichant à tout va pour nourrir notre vie absurde de consommateurs effrénés, penchés sur nos smartphones au milieu des big data et des marchés financiers déréglés.

Ce temps a des résonances avec mon projet sur le printemps 1940 où j’allais voir en mai et juin les grandes personnes complètement déboussolées, comme nous le sommes à présent, dans un monde déglingué à tous les étages, empêtrés et dégringolant dans les crises pétrolière, politique, géopolitique, climatique et maintenant sanitaire.

J’essaierai d’en tenir le journal, je commence aujourd’hui.
15 mars. Je suis allée voter. À l’ouverture comme d’habitude. Des distances bien dessinées au sol, et respectées. Pas de gel sur la table, j’ai bien lavé mes mains avant d’y aller (gantée), idem en rentrant... Personne n’a touché physiquement ma carte d’identité. J’ai souhaité une bonne journée aux courageux assesseurs. Ils sont encore au boulot. Que deviendra, que donnera, ce scrutin ? Revoterons-nous dimanche prochain ? Le charme douteux des crises est d’être à surprise.

Cela fait du temps pour lire et pour écrire. Pour écouter de la musique et des infos. Pour téléphoner. De quoi réfléchir dans notre confinement assurément.

À demain ...

Notes

[1C’était un tout nouveau cuirassé.

[2Son nom officiel est le COVID-19.