Le temps et la musique Une architecture immatérielle et en mouvement

Du Ier au 29 février, j’ai assisté à 7 concerts, 6 au Théâtre des Champs-Élysées, 1 à la Philharmonie : c’est dire la place de l’espace sonore dans ma vie pendant ce mois.

Je n’ai pas de plus grand plaisir dans la vie, que d’être dans une bonne salle de concert ou d’opéra, devant un orchestre, et d’être entourée et emportée par les sons : je regarde intensément les musiciens, solistes, chef, choeur etc. en train de recréer manuellement, devant moi, les harmonies d’une musique composée par un de mes auteurs favoris. Il me semble alors que l’humanité est au mieux de ses capacités d’intelligence, de sensualité, de partage aussi, cette sensation extraordinaire d’utiliser au maximum ses récepteurs de plaisir et d’harmonie (celle-ci soit-elle composée de disharmonie à l’occasion). La complexité des partitions, les lignes mélodiques, les contrepoints, les entrées insolites ou attendues, les richesses des sons et des instruments procurent un bonheur qu’il faut vivre en contact direct, qu’aucun enregistrement, aucune retransmission radio ne donneront jamais intégralement, et qu’aucun commentaire ne relaiera jamais ; ce qu’on en écrit ou dit est toujours appauvri, mince et à moitié prétentieux, toujours mille et mille fois inférieur au plaisir individuel / commun de l’expérience des concerts.

En écrivant ce qui suit, j’ai conscience d’écrire un gros pâté, peut-être ni amusant ni facile à lire, en tout cas impossible à illustrer. J’ai besoin de cette réflexion, je la mets sur mon site, histoire de la voir et de la détacher de moi, pour ensuite voir si elle fonctionne, pour la voir marcher et éventuellement la corriger. Peut-être que j’aurais dû la garder pour moi. Mais, après tout, personne n’est tenu de lire.

Mon ignorance de la science musicale -solfège, composition etc. - et de son vocabulaire m’empêche de faire la moindre analyse technique, je ne peux pas constamment dire, ah c’est sublime, ah c’est beau, autant d’expressions plates et passe-partout, non méprisables pour autant mais largement insuffisantes pour dépeindre le millième de l’épaisseur du plaisir pris.

Pour compenser cette ignorance, à propos de ce mois de février chargé en plaisirs remarquables et réellement indescriptibles, je peux en revanche utiliser le langage ordinaire pour essayer de décrire ce qui se passe sur le plateau, dans la salle et en moi, ensemble multiple et fondu, synapses, tissu du fauteuil, bras, coeur, sang, l’orchestre et son chef, les voisins, les couleurs, que sais-je ?, pour essayer de dire ce que la musique offre pour analyser la perception de l’espace et du temps pendant un concert ou un opéra, la temporalité, son sens, ses étapes, son écoulement, son histoire.

J’aime le moment « avant », le moment où le chef est déjà sur son estrade, où on a cessé d’applaudir son arrivée, machinalement ou avec la ferveur de l’attente, où les musiciens ont les mains en position sur leur instrument, où soi-même on a trouvé la position assise exacte pour placer son corps au mieux de la réceptivité et ne plus bouger, ce moment où il n’y a pas encore un son, mais où l’orchestre est pourtant audible par le souffle que produit la seule présence des instruments réunis encore muets, sans doute par la proximité des matériaux qui les composent, bois, métal, corde, peau, volumes creux aux formes diverses, puis, le miracle de la première mesure.

À partir du moment où ce miracle se produit , qui contient tout le plaisir qui va suivre en s’épanouissant, mais dont l’incertitude demeure entière - tout peut arriver, y compris les couacs [1] -, le tissu sonore commence à se déployer, et avec lui, la distillation des notes, à la fois individualisées et fondues dans les harmonies, les échos et les croisements de sons, de leur indépendance harmonieuse ou dissonante, voulue par le compositeur, reprise ou modulée par le chef et chacun des pupitres. À chaque instant où se produisent les plaisirs de la reconnaissance, de la découverte ou de la redécouverte, en parallèle, le rongement du temps tout menu, mais implacable, installe en moi l’idée que cela finira, et que chaque plaisir acquis s’accompagne de sa place dans le temps, son glissement dans le passé qui lui-même s’accroît, s’enrichit, tandis que l’avenir se profile pour l’harmonie suivante et diminue à son tour pour aller se capitaliser avec le passé - Husserl l’a mieux analysé que moi - et tout cela se passe au fur et à mesure que se produisent les découpes du spatio-temporel, de l’extrême douceur à la fulgurante, de la massivité à l’extrême finesse.
Dans la sensation de ces découpes, qui sont la marque de chaque auteur -celles qui font que l’on se dit, ah oui, ça c’est du Beethoven, ça c’est du Chostakowitch, ça c’est du Strauss, etc.- le rôle du chef est primordial.
En même temps que cette sensation active du temps qui passe se produit, je ne cesse de regarder le chef, les violoncelles, les percussions, les cors, les bassons, selon ma place, pendant que, d’un autre étage du passé montent parfois les anciennes représentations, les concerts précédents avec leurs joies différentes, offertes à la comparaison qui peut faire scintiller l’atmosphère d’alors, qui se mêle à celle d’aujourd’hui. On est (je suis) dans une activité sensible et intellectuelle très intense et jamais forcée, elle arrive naturellement, en glissant, et pourtant je suis exténuée après le concert, comme si j’avais joué, chanté ou dirigé moi-même !

J’aurais droit à une autre vie, nul doute que je la choisirais vouée à la musique. Cette relation avec le sens du temps, les souvenirs, les faits, les sons, au fur et à mesure que je vieillis, devient de plus en plus riche, je crois que le plaisir que je prends est de plus en plus grand, somptueux. Dans ce mois de février, j’ai été de sommet en sommet.

1er février Joseph Haydn, La Création, Philippe Herreweghe à la direction, Orchestre des Champs-Élysées et le Collegium Vocale Gent. La soirée a été bonne, à peine un peu convenue, j’ai eu le temps d’être un peu distraite par les surtitres, lorsqu’Ève dit à Adam dans un très bel air, « J’ai été créée pour toi, pour ton plaisir », et j’ai un moment imaginé Marlène Schiapa secouant défavorablement ses boucles d’oreille sur le texte, tandis qu’Adam et Ève reprennent en duo leur bonheur d’être ensemble (Mit dir, mit dir).

3 février, Ludwig van Beethoven, La Messe en ut. Balthasar-Neumann-Ensemble, Balthasar-Neumann-Chor - Thomas Hengelbrock à la direction.
En première partie de programme : Ouverture de Coriolan, Concerto pour piano n° 4 op. 58 , Kris Bezuidenhout au pianoforte. Le chef a très joliment enchaîné direct de la note finale de l’ouverture énergique de Coriolan vers le début de mon cher 4e concerto, que le jeune pianiste Kris Bezuidenhout a joué si subtilement que j’avais l’impression de ne l’avoir jamais entendu. L’emploi du pianoforte me plaît toujours, étant plus adapté au temps de Beethoven.

9 février, changement de décor, Gustav Mahler, 9e symphonie à la Philharmonie. Le Royal Gebouw Orchestra, dirigé par Myung-whun Chung. Cette œuvre diffuse « un sentiment d’éternité », dit le programme de la salle. Oui, exactement, ce sens du temps présent, qui serait éternel, le chef coréen l’a parfaitement rendu, ce sentiment de la paix du dernier mouvement, de conciliation avec le monde et les éléments, et dont, toutefois et en parfaite incohérence, on ne jouissait que parce qu’on le savait, justement, devoir finir : image sonore de la vie peut-être, plus que de l’éternité. Proche de la sensation que l’on a dans le 3e mouvement de la 9e symphonie de Beethoven.

17 février, retour au théâtre des Champs-Élysées, Richard Strauss, La Femme sans ombre. J’avais déjà vu deux fois cet opéra mis en scène : ici, sans la distraction visuelle introduite par la mise en scène - le livret compliqué joue sur une opposition métaphysique des espaces, très difficile à matérialiser -, avec l’orchestre sur scène derrière les chanteurs, je n’ai jamais aussi bien entendu, compris et vu cette musique riche, diverse, subtile ou énergique, pleine d’ambiguïtés, liée aux évolutions psychologiques des personnages qui se débattent dans des pièges et des questions existentielles. Michael Volle- merveilleux baryton à la voix chaude, à la fois puissante, profonde et douce -, interprétait Barak, le teinturier, comme jamais entendu. Les musiciens de l’Orchestre philharmonique de Rotterdam étaient en haut de leur forme, sous la direction si vivante de Yannik Nézet-Séguin que je n’avais encore jamais vu à l’œuvre et qui m’a enthousiasmée. Je l’ai revu dès le lendemain dans Mahler.

18 février, Gustav Mahler, 5e symphonie. Tout le monde connaît cette symphonie admirable, dont Visconti a utilisé le 4e mouvement (Adagietto) dans le film Mort à Venise tiré de Thomas Mann, devenu cadre sonore de la mélancolie associée au décor et à l’aventure personnelle du personnage principal ; les images cinématographiques ont détaché et survalorisé le 4e mouvement. Yannick Nézet-Séguin a su le replacer dans l’ensemble, tout en lui redonnant sa beauté personnelle, primitive, hors Venise et hors amours perdues, l’offrant à nouveau à chacun. Car, de la mélancolie envahissante et un brin poisseuse de Venise, l’Adagietto est repassé à la pure réflexion temporelle, gagnant en abstraction, donc, plus ouvert.

27 février, Ludwig van Beethoven, Fidelio, Swedish Chamber Orchestra - Thomas Dausgaard à la direction. Nina Stemme était Léonore/Fidelio, Michael Weinius, Florestan, avec Malin Christenson, Johan Schinkler, John Lundgren, Karl Magnus Fredriksson, le Swedish Radio Choir, tous ont donné une représentation que j’ai trouvée particulièrement bien assortie à l’idée même du début du XIXe siècle, l’époque de sa création, une mise en espace à peine esquissée, pas de sombres goulags ou de geôles nazies, juste l’apparition d’un petit cachot fermé de barres de néon ; l’arrivée des prisonniers parmi nous dans les allées de la salle, lorsqu’ils sont montés sur scène pour leur fameuse sortie temporaire vers le soleil, a été extraordinairement touchante [2].

29 février, Ludwig van Beethoven, Beethoven, 8e et 9e symphonies, Wiener Philharmoniker - Andris Nelsons à la direction. Annette Dasch soprano, Gerhild Romberger alto, Klaus Florian Vogt ténor, Günther Groissböck basse ; Chœur de Radio France sous la direction d’Andreas Herrmann.
Là, ce fut pour moi le sommet de ces sept soirées, j’ai déjà entendu ce chef letton extraordinaire diriger les symphonies de Beethoven, il y a plusieurs années dans ce même lieu, il est peut-être encore plus magnifique, enthousiasmant. Il est le seul que je connaisse à transmettre la grâce de la 8e symphonie (1812), entre la vie militaire et le menuet, qui m’évoque irrésistiblement Guerre et Paix. Il me semble que je ne devrais plus aller écouter d’autres interprétations, celle-ci a été au-delà de la perfection.
La 9e symphonie (1824) justifie toutes les admirations dont elle a été l’objet, notamment celle de Richard Wagner, elle ouvre le XIXe et le XXe siècle en matière de musique, et la joie toujours vivace de l’humanité. Ma sœur aînée disait que cette 9e symphonie de Beethoven, et notamment le fameux 3e mouvement, adagio molto e cantabile, était supra terrestre... C’est ainsi qu’Andris Nelsons l’a dirigée, ce fameux 29 février.

Notes

[1Les couacs eux-mêmes peuvent avoir du charme pour leur rappel à la difficile réalité.

[2Il faut que j’ajoute aujourd’hui, 9 mars, pendant que cela a encore un sens, que, pendant cette représentation, j’ai eu l’impression qu’un jour viendrait où je me rappellerais cette représentation comme faisant frontière entre un avant et un après, mais un avant quoi, et quel « quoi ?? » ?