Victor Puiseux, 5. Lorsque l’enfant paraît.

Louis-Victor (1783-1858), le deuxième des trois fils de Jean-Louis Puiseux, et que sa famille appelle curieusement Alexandre, est le père du mathématicien à la mémoire de qui je tente de fabriquer un cadre, une « atmosphère » à l’aide des générations qui l’ont précédé. Ce Louis-Victor, né entre Jean-Baptiste, percepteur à Argenteuil, et Jean Baptiste Victor, qui fiche le camp à Cuba, fait une carrière de receveur des contributions indirectes.

Le retour des contributions indirectes

Pour tenter de comprendre un peu la vie de Louis-Victor, j’ai recherché où en était la fiscalité indirecte entre 1806 et 1846, dans ces quarante années (très troublées sur le plan politique) où il a occupé la fonction modeste de receveur particulier.

Les contributions indirectes avaient été supprimées par la Constituante, elles étaient le symbole du pouvoir royal, de son arbitraire et de ses abus : la gabelle et le reste passent à la poubelle dès 1789/90. Des travaux nombreux et fort bien faits donnent les raisons idéologiques et économiques de leur rétablissement sous le Consulat, où le coût des guerres de Bonaparte pompaient le Trésor avec avidité. Je recommande tout particulièrement le travail de Robert Scherb, déjà ancien, mais très clair.

Le système ré-instauré repensé dès 1798, perfectionné en 1804, s’inspire fortement du fonctionnement de la Ferme générale - naguère honnie - en lui substituant un corps de fonctionnaires nommés, qui déposaient toutefois une caution plus ou moins importante selon les grades.
"Le ministre Gaudin recrute des receveurs particuliers à qui il confie la collecte de l’impôt au niveau de l’ arrondissement et des receveurs généraux responsables au niveau départemental. Ces collecteurs devaient présenter un cautionnement. Chacun s’obligeait par soumission à verser chaque mois 1/12 des sommes censées être recouvrées annuellement. Ces soumissions étaient en quelque sorte escomptées par l’État (rescription ) qui récupérait ainsi par avance ses moyens financiers de fonctionnement. L’acheteur de la rescription était quant à lui couvert par la caisse de garantie gérant les cautions des receveurs."

Sa mère et son beau-père ont eu de quoi faire face, financièrement, à ce système pour le grade le plus modeste dans la hiérarchie, le receveur particulier, responsable de la collecte au chef-lieu d’arrondissement, voire du canton. Louis-Victor gèrera donc dans de petites villes la collecte des droits perçus sur les actes et mutations (enregistrement, timbres), et des taxes sur les biens de consommation, tantôt jugés superflus, tabacs, alcool, cartes à jouer, importés ou non, bref, ajoutables ou retranchables selon les époques et les besoins de l’Etat.

Il fait ses débuts à 23 ans dans l’administration des contributions indirectes à Rennes, il y reste quatre ans, entre 1806 et 1810 : il doit faire partie d’un ensemble au niveau du département pour se rôder dans le métier. Pendant ce temps, au cours des guerres incessantes, dans la folie organisatrice et centralisatrice de Napoléon, beaucoup de postes de receveurs particuliers (plus de 2000) sont créés, car la France s’étend largement, sur la rive droite du Rhin, en Espagne, en Italie, et compte 130 départements en 1811 .

Les filles de feu le Dr Neveux

Louis-Victor a sans doute profité d’un « mouvement » pour avoir son indépendance administrative grâce à l’extension territoriale. Peut-être accepte-t-il d’abord des remplacements, bouche-trou, en somme. Il est nommé en 1810 receveur particulier à Thiaucourt, très petite ville encore à demi-fortifiée du département de la Meurthe et qui comporte « un bureau de charité, un bureau d’enregistrement et des domaines, et une brigade de gendarmes à cheval » [1]. On y compte environ 1200 habitants. Par certains côtés, Thiaucourt doit lui rappeler Argenteuil, en plus petit : ce gros village bien exposé cultive la vigne, fait du vin de bonne réputation, et la petite bourgeoisie de la bourgade est composée de vignerons, et de quelques mini-notables, notaires et avocats.

Il fait la connaissance de la famille du Dr Neveux, qui avait été médecin à Pont-à-Mousson et était mort jeune dans les années 90 : il avait laissé à sa femme, née Thérèse Husson, et à ses deux filles une maison à Thiaucourt, avec des vignes.
A l’arrivée du jeune receveur Puiseux, célibataire, 27 ans, Elisabeth a 20 ans, Louise, 18 ans : ils sont évidemment appelés à se rencontrer dans la micro société de Thiaucourt. On ne sait rien de la vie de Louis-Victor au cours de son séjour à Rennes : on apprendra plus tard [2] qu’il aimait la compagnie, qu’il avait des talents pour jouer la comédie et même la tragédie. A Thiaucourt, on peut imaginer des soirées balzaciennes, des saynètes, des jeux de cartes, des charades, du piano-forte.

Pendant les années agitées et brillantes (1810-1813) où l’Empereur épouse Marie-Louise, se croyant pour longtemps le maître de l’Europe, pendant qu’il bouscule la Prusse et que la Reine Louise de Prusse va s’enfuir en Lituanie, pendant qu’il se lance dans la calamiteuse campagne en Russie, à Thiaucourt, le monde est plus calme, Louis-Victor fait sa cour à Louise, la plus jeune des filles Neveux : le mariage a lieu le 12 mai 1813. Cette année, dite « année de la comète », fut faste à Thiaucourt, où le vin fut de qualité exceptionnelle.

La suite du périple

1814-1815. La légende dit qu’il est envoyé ensuite, tout jeune marié, à Blankenheim [3] près de Weimar ce qui m’étonne beaucoup : en Europe et dans les départements conquis ou occupés, dans l’été 1813, ça chauffe, plus encore dans le reste des pays allemands ; les Alliés vont bientôt remporter contre Napoléon « la Bataille des Nations » à Leipzig (16-19 octobre 1813, 140.000 morts ) et je me demande à quel titre un agent du fisc comme Louis-Victor se trouvai là-bas. Il est vrai que Napoléon a cru longtemps, même lorsque tout disait qu’il était perdu, qu’il pourrait continuer à organiser l’Europe. Louis-Victor est "replié" brusquement sur ordre du pouvoir en 1814, si brusquement qu’il serait parti, selon la légende, sans sa femme qui l’aurait rejoint en France comme elle le pouvait. En considérant l’histoire des combats et des espoirs, on peut penser que ce repli brutal a eu lieu vers février 1814.
Car le vent a tourné, l’Empire et les royaumes napoléoniens disparaissent, engloutis par la Campagne de France et l’année 1814 : la Première abdication a lieu le 6 avril et le Traité de Paris, le 30 mai.

La campagne de France, Meissonnier
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Le Congrès de Vienne s’installe, et les Bourbons reviennent en France « dans les fourgons de l’étranger » une première fois, avec leurs vieux souvenirs, leurs anciennes manières et leurs vieux rêves.

Cette même année 1814, la fille aînée du Dr Neveux, Elisabeth, se marie avec Claude Barthélémy, un garçon qui serait né à Toul en 1785, qui aurait été dans l’armée, capitaine d’artillerie (non vérifié) : un fils du pays en tout cas, les villes sont distantes de 35 kilomètres.

L’Empereur s’installe à l’Ile d’Elbe, il fait semblant d’y jardiner, il en revient en mars 1815, reprend les rênes, Fabrice del Dongo est blessé à Waterloo le 18 juin 1815, pendant que Chateaubriand entend tonner le canon depuis la route de Gand, où Louis XVIII est précipitamment retourné. Napoléon abdique une deuxième fois et part pour toujours à Sainte-Hélène en juillet.

Dans cette année 1815, si agitée, la sagesse de l’administration assure la continuité des finances ; les contributions indirectes, avec leurs receveurs, surnagent sous la Restauration et bien au-delà. Une nouvelle affectation envoie Louis-Victor dans le sud-ouest : quand ils quittent la Lorraine, Louise est enceinte. Peu après, sa sœur Elisabeth se retrouve veuve au bout d’un an de mariage et le fils (François) qu’elle a eu dans cette courte période conjugale meurt à 4 mois. De quoi est mort Claude Barthélémy à 30 ans, le 15 aout 1815, deux mois après Waterloo ? ? Des suites d’une blessure de guerre ? Mystère. Une triste année, en tout cas. Elle reste seule.

L’Isle à Jumilhac
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1815, voilà le jeune ménage Puiseux à Jumilhac, encore une charmante bourgade, en Dordogne : c’est là que naît leur premier fils, François-Léon, le 8 avril [4], tout au début des Cent Jours. Au début janvier 1816, ils déménagent à Brantôme, chef-lieu de canton du même département, bourg de 2500 habitants environ. On est toujours dans le genre gros village.

Une promotion et un deuxième fils

1818, enfin, une promotion : Louis-Victor est nommé receveur particulier sédentaire à ... Argenteuil ! L’a-t-il demandé ? Retour à la case départ ? Éternel retour ? Il s’établit rue de Port, pas loin de son frère, de sa mère et de Jacques Laurent qui vieillissent, elle toujours belle aux yeux de son petit-fils Léon.

C’est donc là que naît mon héros (et arrière-grand-père), Victor Alexandre, cinq ans après son frère Léon, le 16 avril 1820.
Puiseux Victor, Alexandre, n°51. Le lundi 17 avril mil huit cent vingt à onze heures du matin, Acte de naissance de Victor Alexandre Puiseux, du sexe masculin, en le jour d’hui [5], chez ses père et mère, fils de Louis Victor Puiseux, Receveur des Contributions indirectes, âgé de trente six ans et de Louise Neveux, son épouse, âgée de vingt huit ans, mariés et domiciliés en cette Commune, Rue du Port.
Les témoins ont été Monsieur Jacques Laurent, propriétaire, âgé de soixante seize ans, aïeul paternel [6] de l’enfant et Jean Baptiste Puiseux, Receveur des Contributions directes, âgé de trente sept ans, oncle paternel aussi de l’enfant, tous deux domiciliés en ce lieu.
Sur la représentation des témoins et la déclaration du sieur Jean Louis Victor Puiseux, père de l’enfant et la déclaration de Marie Charlotte Thiboust, sage femme âgée de quarante sept ans, qui ont signé avec les témoins, et avec le Maire (illisible) [7] après Lecture faite [8]

Ils quittent Argenteuil trois ans après, sans doute à la demande de Louise, pour retourner en Lorraine. Avait-elle le mal du pays ? Ou envie de quitter Argenteuil et la belle-famille ? Ils partent pour Longwy avec leurs deux petits garçons en 1823.

Acte de naissance de Victor Puiseux

(À suivre)

Notes

[1Statistique : administrative et historique du département de la Meurthe, 1822.

[2Dans le discours nécrologique en l’honneur de son fils Victor, rédigé par Joseph Bertrand. Cf Joseph Bertrand, « Éloge de M. Victor Puiseux, lu dans la séance publique annuelle de l’Académie des sciences du 5 mai 1884 » Bulletin des sciences mathématiques et astronomiques, 2e série, tome 8, n°1 (1884), pp. 227-234.

[3La légende précise que c’est le Blankenheim de Saxe : il ne s’agit donc pas du Blankenheim de Rhénanie-Westphalie, qui serait plus plausible, puisque situé dans l’un des 130 départements français.

[4C’est à lui qu’on doit la mise en place des éléments de la légende.

[5Ici, j’avais fait une erreur de lecture, ce n’est pas en le jour d’hui, mais en le jour d’hier, comme me l’a signalé Florence Corpet, Victor est donc bien né le 16 avril 1820.

[6L’état-civil entérine ainsi la disparition du souvenir de Jean-Louis Puiseux, véritable aïeul du petit Victor, à qui Jacques Laurent n’est rien de plus que le seconde mari de sa grand-mère.

[7L’officier d’état civil.

[8On peut voir les signatures familiales, celle de l’homme mystérieux, Jacques Laurent, la signature assez emphatique de Louis-Victor, qui a fait une grosse rature sur le registre des naissances, et celle, très correcte de Jean-Baptiste.