Retour d’orgie 2 Salomé / Fidelio

La musique ne se raconte pas, ça s’entend, ça se vit. Je donne ici juste quelques indications et rappels de mise en scène qui m’ont plu à l’Opéra de Vienne.

Salomé, le 8 juin 2015

Salomé, la machine fatale du désir contrarié, construite par Richard Strauss de manière étourdissante et sans faille, crescendo, s’est déroulée pendant 1 heure 50, dans une mise en scène sobre, et un décor où la grille du cachot souterrain de Jochanaan ( magnifique Wolfgang Koch) occupait le premier plan d’un palais judéo-méditerranéen, Salomé exécutait même au-dessus de lui une partie de la danse des 7 voiles, et y laissait glisser le 5e ou le 6e, avant de se retourner brièvement devant Hérode à qui elle demande la tête du prophète en guise de salaire.

Dans cet opéra, chacun désire celui (ou celle) qui ne le désire pas. Jochanaan, Narraboth et Salomé en mourront. "Oh ! Warum sahst Du mich nicht an ? Hättest Du Ich angesehn, Du hättest mich geliebt. Ich weiss wohl, Du Hâttstmich geliebt. Und das Geheimnis der Liebe ist grösser als das Geheimnis des Todes ! ". "Oh ! Pourquoi ne l’as-tu pas regardée ? Si tu m’avais regardée, tu m’aurais aimée. Je sais bien que tu m’aurais aimée et le mystère de l’ Amour est plus grand que le mystère de la Mort".
Il faut l’écouter, absolument, le voir, cet opéra est souvent donné, pas toujours bien mis en scène, ici, à Vienne, il était bien chanté, bien dirigé, sobre et beau à voir. C’était un coup de gong réussi pour une semaine chargée.

Car le lendemain, on attaquait Fidelio. Retour en arrière, Beethoven, 1803 ?

Un OVNI : Fidelio, le 9 juin 2015

Fidelio, l’unique opéra de Beethoven est une œuvre très particulière, dramatique mais qui finit bien, franchement politique, féministe, à la gloire de l’amour conjugal mis au servict de l’amour de la liberté du peuple et des individus. En 1803, à Vienne, tout cela peut provoquer la censure, la scène est censée se passer à Séville... et les personnages ont des noms espagnols. La situation, hélas, est courante, dans tous les pays du monde et dans tous les temps. Le livret de Joseph Sonnleith est inspiré de l’action de Mme de La Fayette, tentant de délivrer son mri emprisonné sous la Terreur. On connaît l’histoire de cet opéra : le tyrannique Pizarro a emprisonné Florestan, un aristocrate qui lui fait obstacle, et qui est donc en forteresse depuis des années. Pizarro décide de le liquider avant l’inspection du Ministre du Roi. Leonore, la femme de Florestan, décidée à le sauver, s’est déguisée en homme sous le nom de Fidelio. Elle se fait embaucher par Rocco, le geôlier- chef de la forteresse où Florestan est enfermé, ainsi qu’une foule de ses partisans épris de justice.

Portrait de Beethoven au moment de l’écriture de Fidelio (1803)
Peinture de J. Mähler

J’aime beaucoup cet opéra, sa thématique, son orchestration, les tâtonnements des différentes versions (je crois les avoir toutes vues représentées), son caractère novateur, composite, hybride, qui a choqué : c’est pourquoi Beethoven l’a tant retravaillé. Au départ, c’est un singspiel, encore chargé de quelques éléments de théâtre parlé qui passent très bien à la scène et très mal en CD, que je déconseille absolument en première approche à qui n’a jamais vu Fidelio.
Mais si elle commence en singspiel, presqu’une comédie, avec des personnages un peu naïfs et mystifiés, l’œuvre, au cours du Ier acte, tourne au drame héroïque et à l’affrontement du Bien incarné par le couple Florestan/Leonore et du Mal incarné par Pizarro. Le tout finit bien, grâce au coup de pouce du destin représenté par l’arrivée du Ministre du Roi, avec la punition du méchant et l’exaltation de l’ouverture, de l’amour, de la fidélité et la liberté.
Prêchi-prêcha ? Pas du tout, beaucoup trop héroïque et généreux avec la figure de Leonore, et beaucoup trop brillant et complexe comme musique.

J’aime les passages périlleux du cor naturel, je sympathise avec Marcelline, la fille du geôlier, éprise d’une femme mariée intrépide qu’elle prend pour un jeune homme que de surcroît, elle croit amoureux d’elle. Je salue au passage le ton léger et mozartien de la première moitié de l’acte I, l’aspect naïf et "Flûte enchantée" des scènes d’entrée et de quiproquo.

Et puis, le ton change, la musique change, le Mal apparaît en la personne de Pizarro, l’ambitieux, le traître, le cruel. Beethoven quitte le XVIIIe siècle, il fait du Beethoven, avec la déclaration sans faille de Leonore/Fidelio se disant à elle même son amour, ses craintes et ses résolutions, toujours dans le Ier acte. J’aime cet air à la fois violent, doux et rêveur, énergique, enthousiaste, chargé d’espoir, de Fidelio, ayant compris les projets criminels de Pizarreo sur son mari, et qui, loin de l’effrayer, la déterminent plus encore à l’action.

Abscheulicher ! Wo eilst du hin ?
Was hast du vor in wildem Grimme ?
Des Mitleids Ruf, der Menschen Stimme,
rührt nichts mehr deinen Tigersinn !

« Monstre ! Où vas-tu si pressé ?
Que prépares-tu dans ta rage sauvage ?
Le cri de pitié, la voix des humains, rien ne touche donc ton âme
Telles les vagues de la mer la colère et la rage agitent ta poitrine ! »

Doch toben auch wie Meereswogen dir in der Seele Zorn und Wut,
so leuchtet mir ein Farbenbogen, der hell auf dunkeln Wolken ruht.etc.

« Mais pour moi luit un arc-en-ciel, qui éclaire les nuages où il se pose.
Son éclat est calme et paisible, il reflète les temps d’autrefois, et mon sang apaisé s’anime à nouveau viens, espoir, ne laisse pas s’éteindre tes derniers rayons !
Éclaire ma route, aussi loin soit le but, l’amour l’atteindra.
Je suis la voix qui m’appelle je n’hésite pas, soutenue par le devoir d’un fidèle amour conjugal !
0 toi, pour qui j’ai tout supporté, puissé-je pénétrer dans le lieu où la méchanceté t’a jeté dans les chaînes et t’apporter un doux réconfort !
Je suis la voix qui m’appelle je n’hésite pas, soutenue par le devoir d’un fidèle amour conjugal ! »

Dès lors, les personnages quittent le statut léger du singspiel pour gagner le ton héroïque et tragique de la situation de privation de liberté, de la séparation, du pouvoir, chœur émouvant des prisonniers, rage de dominer. On passe aux extrêmes. Adieu, Papageno et Mozart.

À Vienne, le 9 juin, Nina Stemme interprétait Leonore, cette femme pleine d’énergle, de détermination, de courage. Vocalement et physiquement, cette grande et belle soprano suédoise a une puissance, une stature, une capacité, qui colle parfaitement au personnage.

Qui n’est pas envoûté par l’air de Florestan - un triomphe de Jon Vickers - au début du 2e acte, d’abord accablé et dans le noir, affamé et chargé de chaînes (morales et réelles) et, qui, dans sa faiblesse, croit entrevoir sa femme dans une sorte d’orgasme musical, un crescendo délirant d’où il retombe évanoui dans son cachot et où sa femme, déguisée en Fidelio, de fait, vient d’entrer. Robert Dean Smith (Florestan) manquait de tonus, comme s’il avait passé réellement des mois dans son cachot, mais cela ne manquait pas de charme.

Adam Fischer dirigeait l’Orchestre philharmonique de Vienne avec une merveilleuse finesse, je me réjouissais de le retrouver deux jours plus tard à Budapest dans le Ring.
Il a placé là l’ouverture de Leonore III (je crois ne pas me tromper de numéro), magnifique poème symphonique d’une forme absolument nouvelle pour le début du XIXe siècle, comme le faisait Gustav Mahler, paraît-il, lorsqu’il dirigeait Fidelio à Vienne, entre le duo d’amour de Florestan et Fidelio dans la prison, et la scène finale au-dehors de la prison. Sorte de méditation. De voyage. Les compositeurs du XIXe adopteront cette forme, Berlioz, Wagner.

Au dernier tableau du IIe acte, Florestan et les prisonniers libérés par l’action héroïque et folle de Fidelio/Leonore, qui braque un pistolet sur Pizarro, se retrouvent sur le terre-plein de la forteresse, le pont-levis s’abaisse vers l’arrière de la scène, dans toute la profondeur de l’opéra,(qui est immense) vers la plaine, la grande plaine européenne, la campagne de la Mitteleuropa, notre cœur à tous, avec ses champs à l’infini, ses village, d’où montaient les paysans du chœur qui rejoignaient les prisonniers, quelques bouquets d’arbres, là où le lendemain nous roulerions, en direction de Budapest. Champs de lin, moissons encore verrtes, et de nos jours les éoliennes en figure de l’avenir.

Car la scène - le décor ne s’y trompe pas) se déroule ici bien entendu, Fidelio est au cœur de l’Europe, on comprend mieux ici encore que le choix de Séville, un Séville de fantaisie, de pacotille, est dû aux nécessités de camoufler le discours aux yeux de la censure de l’Empire.

À ce moment-là, j’ai eu le cœur serré et plein de rage contre les eurosceptiques, les nationalistes aigris, tous ceux qui veulent fermer les horizons, détricoter Schengen, hérisser les pays de forteresses et de murs, tous ces dangereux disciples de Pizarro qui essaient toujours de prendre le dessus, de boucler et d’appauvrir, d’empêcher de vivre.
La modernité de Beethoven éclatait, l’urgence de sauver et renforcer l’idéal européen aussi.
La musique de la scène finale, tout à l’honneur de Fidelio, louant sa vertu, son amour, son courage, annonce fortement le finale de la IXe symphonie, justement retenu comme hymne de l’Europe et malheureusement en voie de trahison tous les jours par les Européens eux-mêmes.

Prise du train, la plaine austro hongroise
HP

Post-scriptum

À suivre