Une expérience musicale À chacun sa drogue

La semaine dernière (du samedi 18 mai au dimanche 26 mai), j’ai vu le Ring [1] de Richard Wagner, en direct, à l’opéra de Zurich, mais par l’intermédiaire de mon écran d’ordinateur (medici.tv).
J’aime cette œuvre par dessus tout [2], je trouve admirable cet ensemble, tant pour la musique que pour le livret qui s’accordent, sortis l’un et l’autre du cerveau de Wagner pour décrire tous les ressorts des personnages légendaires dépeints à travers le combat mythique entre les dieux, géants et nains primordiaux, mûs par une avidité effrayante pour la richesse, le pouvoir et l’amour qui les mène à leur perte au milieu des reniements, des trahisons et des mensonges. À la fin, selon le livret, leur disparition est censée permettre l’avènement de l’humanité. (Je crains que l’humanité n’ait repris à son compte la même effrayante avidité, si j’en juge par le monde actuel).

Rien à voir, bien sûr, avec l’expérience unique et le plaisir unique d’être à l’opéra, dans l’espace de l’opéra, avec la qualité acoustique des salles, la présence réelle de l’orchestre et des chanteurs, ma propre présence à une place déterminée dans la salle, à côté d’autres spectateurs qui (en principe) aiment la même chose que moi :
tout ceci reste irremplaçable.

J’ai aimé à la folie aller à l’opéra et au concert, voir la musique se faire autant que je l’entendais, j’en ai bien profité. Mais l’âge et ma mauvaise vue m’en privent. Il faut adopter d’autres pratiques, à côté de l’écoute simple que procurent radio et CD. Devenir une wagnérienne en chambre, c’est difficile. Les espaces du quotidien cadrent mal avec la splendeur. On a toujours peur de faire péter ses cloisons, et d’ailleurs on ne le fait pas, par respect pour les voisins.

La télévision (Mezzo et Mezzo Live) peut faire un peu l’affaire, il m’arrive d’y regarder des œuvres sur les chaînes spécialisées mais cela fonctionne un peu comme une carte postale par rapport à une promenade dans un vrai paysage ; l’image télévisuelle montre une réalité dont on est bien loin, séparée par des centaines de kilomètres et par une vitre ; elle délivre pourtant par vagues les sensations des nombreuses « vraies fois » emprisonnées dans mes neurones. Arrive un mélange de salles réelles et d’anciennes représentations, Budapest, l’opéra Bastille, le Châtelet, Leipzig, Berlin, voilà aussi le souvenir du délicieux et nécessaire vin blanc des entractes, ce que j’avais vu ou pensé avant d’entrer à l’opéra, dans la journée, quelle personne m’accompagnait ou pas, une foule de souvenirs éparpillés sur des années, qui s’agitent et se branchent en fond psycho-sensoriel toujours renouvelé porté par la musique, elle-même jamais tout à fait pareillement interprétée. Mais la télé a l’inconvénient de l’enregistrement fixé une fois pour toutes (comme les CD).

J’ai vécu cette semaine ce phénomène habituel de conglomérat de souvenirs et de plaisir présent, qui s’agencent différemment et incorporent l’ancien monde extérieur. J’avais l’impression d’aller à Zurich chacun des quatre après-midi, pour un peu, j’aurais mis une tenue une peu habillée, comme si j’allais vraiment à l’Opéra voir L’Or du Rhin, La Walkyrie, Siegfried et Le Crépuscule des dieux. J’en suis sortie ravie et exténuée. J’avais appris des choses.

En effet, outre le mécanisme du souvenir, et le plaisir renouvelé à voir des œuvres vues nombre de fois, j’ai découvert que les regarder en direct et à l’ordinateur apporte une vision nouvelle et des sentiments nouveaux : car j’étais non pas à deux mètres comme à la télé, mais à trente ou quarante centimètres de l’image en train de se faire ; et donc, en passant de deux mètres à quarante centimètres, je me trouvais jetée dans une intimité incroyable et très troublante avec les êtres que je voyais et les sons que j’entendais. J’étais en même temps un marteau de percussion, un hautbois, un cor, Wotan, Hagen (extraordinaire David Leigh), un silence, un mot, un violoncelle, Alberich, Brünnhilde, Sieglinde, un geste, Fricka, une ascension, une porte, un lit, un chapeau enfoncé, une salle à manger, une inflexion, un départ, une attente, une solution, une déception, les filles du Rhin et les flots du fleuve.
Cela a inscrit, plus que jamais, le sublime entrelacs de la musique et des leit-motiv. Je n’ai pas encore arrêté de les chanter intérieurement.

Les visages (soit des musiciens et du chef, soit des chanteurs), sont proches de manière saisissante, je me sentais captivée, absorbée. Et donc émue, ou parfois agacée, comme jamais. Jamais, je n’ai vu les yeux, les expressions, le bonheur et la douleur, joués sans doute, mais aussi avec le travail, le talent, cela si près de moi, dans cette histoire de haine, d’envie et d’amour. Malgré les conventions du genre, quelques erreurs de costume, tout se passait comme « en vrai », parfois mieux, j’y croyais. Car dans le direct et la proximité, je retrouvais le jeu de hasard.

J’ai été la proie de chacun des musiciens, des chanteurs, des notes. Ce n’était peut-être pas la meilleure ou la plus belle des interprétations que j’aie vue, mais elle est la plus touchante, la plus envoûtante [3].

Le casting est bon et efficace. Ce lien renvoie au site de l’opéra de Zurich.

Le Ring dans son intensité musicale et la puissance de sa vision du monde, reste pour moi une sorte de drogue, très addictive. Elle me permet de me promener dans le passé, le présent, l’avenir, en un mot de me sortir de moi.

Notes

[1Der Ring des Nibelungen ou L’Anneau du Nibelung, est un cycle de quatre opéras de Richard Wagner. Il l’a composé - musique et livret - à partir d’éléments de légendes germaniques ou scandinaves et lui a pris plus de 20 ans de sa vie de 1848 à 1876.

[2Ce que je reproche le plus au confinement du COVID, c’est d’avoir empêché la production du Ring 2020 qui devait avoir lieu à Bastille.

[3J’ajoute qu’elle est respectueuse du livret et de la musique, chose appréciable par les temps qui courent, où les metteurs en scène ont la mauvaise habitude de ne plus mettre que leurs propres fantasmes en spectacle : la direction souple et précise de Gianandrea Noseda et la mise en scène d’Andreas Homoki ont eu pour moi de grands avantages.