6 décembre 1941

Le 6 décembre 1941, nous étions à Blandans, j’ai eu neuf ans, et ma sœur Claudine avait composé pour moi un poème en vers libres, je me souviens du début et de la fin :

Hélène était assise,
Triste et désemparée,
Passant sa petite main
Sur son front dévasté

Suivaient quelques vers, la description d’une anxiété, d’une sorte de solitude, qui se terminait ainsi :

Qu’Hélène se rassure,
Nous avons tous pensé à son anniversaire !

La famille - Bonne Maman, Maman, Tante Paulette, Claudine (Paulette était absente), notre chienne Tessa - était entassée dans un minuscule cagibi qu’on appelait « Le caboulot » et qui était un de nos espaces de jeux à Claudine et moi, sous un escalier. On y avait entassé des livres, des jouets, un « matelas cambodgien » à fleurs sur fond bleu clair, et quelques chaises minuscules héritées de notre plus petite enfance ou petits prie-dieu paillés..

C’était la guerre, tickets, rationnements, froid, Maman avait fait des petits gâteaux avec les divers ersatz. Je n’ai pas dû crouler sous les cadeaux, tout était rationné et on évoquait avec étonnement les cadeaux d’avant-guerre, des poupées, les chiens en peluche, les bananes et mandarines disparues. Tante Paulette avait réussi son coup, elle avait acheté contre je ne sais combien de tickets à la librairie Marque-Maillard, à Lons-le-Saunier, Vers Ispahan, de Pierre Loti, j’ai encore le bouquin, qui m’a ouvert le monde et donné à jamais l’envie de voyager, dans l’espace et dans le temps, le goût des civilisations disparues et ressuscitées, l’envie de voir des paysages, des gens différents, connaître, apprendre, voir, savoir, goûter. Une vraie xénophilie, une passion si contraire aux temps actuels.

Pendant que nous étions entassées dans le caboulot, les Japonais préparaient Pearl Harbour, le lendemain, 7 décembre 1941, les kamikaze sauteraient sur la marine américaine, les USA entreraient en guerre, la neige tombait sur le Caucase et sur Stalingrad. L’Histoire avançait, mieux, elle bondissait.

Me voici avec 81 ans de plus, années que j’ai toutes aimées, même les mauvaises, tout est intéressant au bout du compte, et je peux chanter comme Edith Piaf « Non, rien de rien, je ne regrette rien ». Mais ces chiffres malgré eux prêtent aux rêveries, aux films d’une multitude de jours, avec beaucoup de hasards, la chance d’être née, au départ, dans une famille immense avec une riche histoire, et moi composant vaille que vaille des fragments, des ensembles, des relations, parfois des sortes de répétitions, une vie marquée, au milieu des attachements temporaires, par le bonheur toujours stupéfiant d’avoir un fils et de vrais amis constamment fidèles.