Turandot : Bob Wilson/Puccini Bastille, 26 décembre 2021

Cela fait deux jours que je suis sortie de Bastille, et que je réfléchis. Sur le site de France Musique, je lis ceci :

Robert Wilson se souvient que lorsqu’il avait été sollicité au début des années 1990 pour mettre en scène l’opéra Madame Butterfly, il avait d’abord décliné la proposition :"Puccini ça n’a jamais été mon compositeur préféré, sa musique est très kitsch à mon avis. Elle est très profonde dans les émotions mais ça peut être superficiel aussi."

Ah voilà ! C’est bien ce qu’il me semblait, Bob Wilson règle je ne sais quel compte avec Puccini. J’avais détesté la mise en scène sèche et tirée à 4 épingles qu’il offrait comme cadre aux amours malheureuses de la pauvre Madame Butterfly, reprise des années à Bastille, ennuyeuse à souhait : loin de laisser libre l’espace dégagé à la musique, comme il le souhaitait, la froideur ascétique de Wilson paralysait sons, sentiments et harmonie, coupant toute participation entre la salle et le plateau, à mes yeux en tout cas.

Turandot, comme héroïne, c’est à peu près le contraire de Butterfly, pas kitsch du tout, coupante comme une lame de guillotine : vingt ans après l’histoire d’une femme trop tendre et victime d’un officier américain en mal d’exotisme passager, restant dans un Orient de fantaisie, Puccini choisit cette fois de mettre en musique l’espace d’une princesses ivre d’elle-même, désireuse d’éliminer tous ses prétendants qu’elle fait exécuter après leur avoir proposé, à la vie, à la mort, à la façon du Sphinx, une énigme ; ce faisant elle tue tout avenir pour elle comme pour l’Empire chinois dont elle est la seule héritière.

Elle fait décapiter le jeune prince de Perse, au moment où arrive à Pékin un jeune homme inconnu et errant (nous savons qu’il est le prince Calaf et qu’il vient de Mongolie), qui retrouve là son vieux père aveugle et sa fidèle esclave Liu, amoureuse de Calaf en secret. Calaf tombe amoureux fou de Turandot, au désespoir de son père et de Liu qui le voient perdu.
Soumis aux épreuves, il en sort gagnant deux fois. En retour il demande à Turandot de deviner son nom avant le lever du jour. Turandot fait torturer en vain le vieux père héroïque et Liu (qui se suicide) pour connaître l’identité de Calaf.
À la fin de l’acte III, au bout de la nuit, à son tour conquise (par sa résistance ?), Turandot déclare à Calaf qu’il se nomme Amour et tombe dans ses bras. Puccini comptait faire de cette fin une grande scène wagnérienne.

Dans sa mise en scène - où il collabore avec Nicola Panzer et pour les lumières avec John Torres - Bob Wilson a composé pour chaque tableau des trois actes des suites visuelles souvent magnifiques, toujours oppressantes, des surfaces rouge/ blanc/gris/noir, des traits de néon blanc qui s’imposent impérieusement. Pour les personnages, les gestes restent volontairement secs et froids - même le suicide de Liu reste glacé - , les déplacements sont réglés comme de la gymnastique, de froides distances se créent entre les héros ; à l’acte I, deux chanteurs sont mis réellement dans des situations inquiétantes : l’Empereur chante suspendu sur son trône à des mètres du sol, la Princesse Turandot assiste aux exécutions qu’elle ordonne du haut d’une vertigineuse et étroite terrasse suspendue. Cette très belle majesté glaciale coupe toute possibilité de représentation à l’émotion, dont, de fait, le livret et la musique ne manquent pas. La mort de Liu, qui fait verser des larmes à des salles entières, passe ici comme un soupir discret.

Je rappelle la place elle-même tragique de l’œuvre dans la vie de Puccini. Il travaillait à cet opéra, conte tiré d’une vieille légende persane adaptée pour lui par Giuseppe Adami et Renato Simoni. Cette légende avait déjà fait l’objet de compositions musicales européennes depuis le 18e siècle. Mais Puccini, victime d’un cancer de la gorge, meurt le 24 novembre 1924, sans pouvoir finir le 2e tableau du IIIe acte. Toutefois, il avait laissé des indications suffisantes pour qu’un de ses collègues, Franco Alfano, termine la partition. L’œuvre fut donnée en public pour la première fois le 25 avril 1926, à la Scala de Milan.

Est-ce sur le flou de cette fin que Wilson s’est appuyé pour modifier, uniquement en jouant avec les indications de lumière, cette dernière scène ?Turandot et Calaf chantent le très beau duo d’amour où Turandot lui donne le nom d’Amour et à la fin duquel ils sont censés tomber dans les bras l’un de l’autre. Sauf qu’avec Bob Wilson ils sont restés raides et debout, éloignés de dix mètres, et, clic, la lumière a flouté et assombri - comme annulé - le personnage de Calaf, pendant que, à l’arrière-plan, et selon le livret, le peuple de Pékin chante sa joie de voir la princesse mariée et l’Empire assuré d’avoir un avenir !

Au cas où, distrait, on n’aurait pas vu que Calaf était zappé d’un jeu de lumière, un dernier tableau montre Turandot seule, devant une immense surface rouge lumineuse éclatante et traversée d’un néon aveuglant qui descend à la verticale sur elle. Le peuple a disparu.

Je suis restée perplexe devant cette fin qui tue le livret et contrarie la musique, mais j’ai beaucoup applaudi, car j’ai apprécié les voix (même si Calaf était in peu mince, j’avais encore dans les oreilles Wladimir Galouzine en 2002 ici même à Bastille dans une mise en scène de F. Zambella) ), j’ai aimé le travail de Gustavo Dudamel que je n’avais encore jamais vu diriger, j’étais, comme disait l’autre, globalement satisfaite.

Mais tout de même, pourquoi contrarier si exactement le livret et la musique ? [1] Je reste donc sans réponse à l’énigme proposée par Bob Wilson, pourquoi mettre en scène de la musique et des récits pleins d’une émotion qu’il n’aime pas ?

Je déplore donc une fois encore la dictature des metteurs en scène contemporains, qui prennent trop souvent sur eux de contrarier les auteurs pour jouer solo. Pourquoi, de plus, dénaturer un des rares opéras qui finit bien ? Pourquoi interposer entre les spectateurs et les artistes une tel détachement ? Interdire, en somme, la communication dans un spectacle ?

Paris. Opéra Bastille. Giacomo Puccini (1858-1924) : Turandot, drame lirico en trois actes et cinq tableaux. Mise en scène : Robert Wilson. Décors : Robert Wilson, Nicola Panzer. Costumes : Jacques Reynaud. Lumières : Robert Wilson, John Torres. Avec : Elena Pankratova, Turandot ; Liù, Guanqun Yu ; Calaf, Gwyn Hughes Jones ; Timur, Vitalij Kowaljow ; Ping, Alessio Arduini ; Pang, Jinxu Xiahou ; Pong : Matthew Newlin. Chœur et Orchestre de l’Opéra National de Paris, direction : Gustavo Dudamel

Jusqu’au 30 décembre 2021

Notes

[1À moins que je n’aie rien compris et que le trait aveuglant de néon ne représente la déchirure de l’hymen de la princesse, mais j’en doute fort ...