«  Baselitz – La rétrospective  » Paris, Centre Pompidou, jusqu’au 7 mars 2022

Baselitz, dans ma tête, était associé à des œuvres assez démesurées, tableaux ou sculptures, admirées notamment à Pantin chez Thaddeus Ropac. J’avais le souvenir d’avoir eu le souffle un peu coupé, par une sorte d’énormité (au sens étymologique, « hors norme », vraiment), une certaine sauvagerie, aucun souvenir des thèmes, ni même des couleurs. Baselitz, c’était « grand », on était tout petit, mais c’était surtout le désir d’en savoir plus : comment cette énormité était-elle née, avait-elle toujours existé ? Une « rétrospective » tombait à pic pour remettre les pieds à Beaubourg, ses grandes salles et les grands ciels du 6e étage.

Baselitz est un homme de ma génération (j’ai cinq ans de plus) : né en janvier 1938 en Saxe, dans l’Allemagne nazie, il a tout pris en pleine figure, le père instituteur, sympathisant nazi et bientôt mobilisé, l’école transformée en dépôt militaire, l’épouvantable bombardement de Dresde - merveilleuse ville baroque près de laquelle il habitait - un mois après l’anniversaire de ses 7 ans, la fin de la guerre, le printemps 1945, la défaite, la honte générale d’avoir été figurants ou acteurs dans le cauchemar hitlérien, le procès de Nuremberg, un monde disloqué, en ruines, la vie dans la RDA sous influence soviétique, son installation à Berlin Est, qu’il quitte pour passer à l’Ouest en 1957, il a 19 ans, passant d’une école d’Art à une autre.

Le petit dépliant distribué à l’entrée commence par une citation qui dit tout :
« Je suis né dans un ordre détruit, un pays détruit, un peuple détruit, une société détruite. Et je n’ai pas voulu réinstaurer un ordre ; j’avais vu assez de soi-disant ordre. J’ai été contraint de tout remettre en question, d’être naïf, de repartir de zéro. Je n’ai ni la sensibilité, ni la culture, ni la philosophie des maniéristes italiens, mais je suis maniériste au sens où je déforme les choses. Je suis brutal, naïf et gothique.  »

L’expo, chronologique, permet de le suivre du début des années 60, à travers ses différentes expositions, à Berlin, à Paris, à New York etc., où il fait scandale la plupart du temps, par son indépendance, par la taille et les thèmes brutaux des œuvres, monde détruit, personnages, végétaux ou animaux détruits ou la tête en bas. Entre figuration réaliste et abstraction selon la profondeur du regard. Une étrangeté assumée, assénée, séduisante, d’un monde à l’envers, en morceaux, qu’il faut pourtant prendre tel quel, un monde, notre monde, le monde comme crise : ce pourrait être morbide, mais cela ne l’est pas, pas à mes yeux du moins, grâce aux couleurs et au dynamisme de la composition de chaque œuvre. Par moments je pense forcément à Anselm Kiefer, à Francis Bacon et, en musique, plus bizarrement étant donné leur écart d’âge et leur écart politique, à Richard Strauss.

A part les dessins et les gravures, et quelques toiles du début, il adopte vite et ne quitte plus les très grands formats, 3 m x 2,60 ou davantage, il refuse les conventions, peint les personnages à l’envers, les racines des arbres dans le ciel, il fait éclater la composition, l’indique et la malaxe, crée ou non des marges, les déforme, les déploie autour d’axes qui les animent. La couleur éclate, des jaunes, des orange, des bleus, des verts, des rouges, toutes sorte de rouges, des noirs, et ce n’est que dans les œuvres récentes (2015, 2019) qu’il adopte les gris, des atténuations, des brouillards.
Quelques grandes sculptures, en bois, plâtre, métal - il dit l’influence de l’art africain - ponctuent les salles et donnent en trois dimensions la brutalité imposante du monde et des choses qui l’habitent.

Si le terme de rétrospective est exact, l’ordre chronologique l’atteste, il est aussi très curieux, parce que l’œuvre de Baselitz joue dans le temps, s’y adapte : il est constamment et à la fois, en référence au passé, dans le contemporain et annonce le futur ; l’ensemble dépeint les crises successives et leurs forces permanentes, la défaite des mythes - p. ex. la série des héros - la violence du réel contre le virtuel, on y lit le monde écrasé du XXe siècle, institué par l’effroyable destruction des Juifs d’Europe qui a été le cadre de son enfance suivie par l’effroyable destruction de l’Allemagne, pierre sur pierre, frontières éclatées, provinces disparues, le refus de l’effroyable gel policier du monde dans les pays de l’Est. Baselitz est toujours actuel, il fait le constat et le refus des crises et de leurs conventions, et les transfigure en un moyen perpétuel d’avancer, de vivre.

Bref, j’ai adoré. Quelques images dans ces salles magnifiques, que je donne brutes, ne rendent pas grand chose. C’est plus pour une atmosphère que pour un compte-rendu artistiques.

Une salle de l’expo
Baselitz
Baselitz, un éclat de couleur
Adler im Fenster (Aigle dans une fenêtre)
Baselitz, une salle
Une des salles de l’expo
Baselitz, dans la dernière salle

Philippe Dagen, pour sa part, dans Le Monde, en a parlé de manière plus savante. Le Centre Pompidou donne de bons éléments de compréhension en podcast.