Des Chemins à ne pas ré-emprunter

France-Culture, cet été, plonge dans le XXe siècle - qui est mon passé -, dont elle explore les traces, personnages marquants, livres pleins d’influences, toutes les matinées de ce mois de juillet, notamment à 11 heures, sous la houlette de Régis Debray. Je les écoute avec un intérêt autant personnel qu’intellectuel. Sartre, Beauvoir, Arendt, Fanon, Camus, Lévi-Strauss, Foucault, etc. je les ai vus, lus, entendus, ils baignaient l’air qu’on respirait.

J’ai lu sans retenir, et souvent sans beaucoup comprendre, les écrits proprement philosophiques de Sartre. J’ai donc écouté l’émission sur L’existentialisme est un humanisme qui m’a expliqué ce que j’avais raté, à la suite de quoi j’ai pensé qu’il serait sans doute utile de remettre le nez dans Les Chemins de la liberté, lus dans les années Cinquante, sans qu’il m’en reste l’ombre d’un souvenir. Comment sa philosophie passait-elle, se déformait-elle ou non, dans ses romans ?

La Nausée, Gallimard, 1938, lue lorsque j’étais encore au lycée, - 1949/50, je préparais ma philo -, m’avait marquée davantage, elle m’avait semblé d’une nouveauté radicale, d’un œil critique stupéfiant, elle suggérait de ne pas vivre comme ses héros déçus/décevants, c’est une année où je lisais beaucoup, œuvres romanesques ou non. Je me faisais le goût. Les désirs sexuels, et plus encore les relations, m’y avaient semblé sales. J’étais sans expérience, comment juger. Ses personnages devenaient des insectes minables sous un microscope assez sombre ( schématisé dans Huis clos et le fameux « L’enfer, c’est les autres », 1943), j’avais été à la fois fascinée et un peu écœurée, comme le voulait le titre. Il m’a fallu par la suite apprendre à être plus naturelle, énergique, assez confiante en moi et surtout dans les autres.

Je viens de (re)lire les trois tomes des Chemins de la liberté, Gallimard, 1945-1949. Quel ennui, quelle déception.
Ils ont pourtant une structure temporelle intéressante qui, à la première lecture, m’avait complètement échappé. Les trois volumes sont consacrés chacun à une courte période de crise intense. La première (L’Age de raison) est existentielle et privée ( une grossesse à interrompre ou non ?) sur 48 heures, à Paris avec un fond de Guerre d’Espagne ; on retrouve les mêmes personnages - additionnés d’une foule de nouveaux comparses selon les lieux et les évènements -, dans les deux autres romans qui mettent en scène deux tragédies géopolitiques : Le Sursis raconte les trois jours de la crise de Munich en septembre 1938, au moment où les démocraties ont cédé à Hitler sur la Tchécoslovaquie ; La Mort dans l’âme rend compte des quelques jours de la Deuxième guerre mondiale dans les journées de juin 1940, la débâcle de l’armée française, vue à l’arrière et au front.
La brièveté des heures est étirée par leur description, amplifiée par l’angoisse dont chacune est chargée, et permet une relation minutieuse des différents états d’esprit des protagonistes. Sans que jamais une sympathie leur soit accordée. Juste un microscope apte à voir les taches et les pièges.

La liberté n’existe-t-elle que dans l’emploi égoïste que chacun en fait, en acte et en parole, pour justifier la lâcheté ou un égocentrisme sauvage et à courte vue ?
Je la voyais se dessécher, cette pauvre liberté, dans les petits emplois aigres et souvent méchants qu’en font les personnages. Sur ces Chemins, hommes et femmes m’ont paru artificiels et forcément démodés, la langue est très datée, l’argot devient risible et « le populaire » vieillit plus que tout, j’ai retrouvé le poisseux que Sartre distille dans La Nausée à l’égard des thématiques sexuelles, une atmosphère gluante lorsqu’il parle des relations amoureuses (Lola et Boris, Daniel, ses crises mystiques et ses relations homos), les femmes stéréotypées, parfois un peu bécasses, oui, j’espère que la réalité était meilleure autour de Sartre que ce qu’il en décrit. La lourdeur des préjugés de cette époque m’est revenue et avec eux une partie de sa laideur.

La pensée de Sartre est devenue sans doute une partie du terreau de la nôtre. Mais dans Les Chemins de la liberté, elle a pris, pour moi, avec le temps, une sorte d’arrière-goût, je ne savais plus très bien dans quelle mesure il démontait les arguments ou adhérait aux discours qu’il déroulait, dieu caché avisé ou gnôme tapi dans les personnages ?

J’en ai eu marre de cet avant-guerre qui avait couru vers Auschwitz et 50 millions de morts, et combien de déplacés et réfugiés, en bavardant sur la liberté qui serait de ne pas tenir compte des autres. Pas libres du tout, eux, dans ce règne du « Moi d’abord » qu’ils instaurent. Par moments, ça ressemble à maintenant.

Bref, je tournais les pages de plus en plus vite. J’ai fini. Tant mieux. Ce fut une erreur. Il ne faut pas se retourner sur ses anciennes lectures. Si on les a oubliées, ce n’est sans doute pas sans raison. Et Sartre lui-même n’a jamais écrit le 4e tome qu’il avait prévu.