« Où suis-je ? », Bruno Latour, 2021

Pendant le confinement du printemps 2020, Bruno Latour s’est posé une question : Où suis-je ? Il en a fait un livre [1].

Pour en parler, il a été invité amplement sur les plateaux et dans les studios, les journalistes s’adressaient à lui avec une déférence teintée d’espoir, comme s’il était une sorte de sphinx chargé de vérités rares qu’on n’aurait pas trouvées tout seul, qu’on ne comprendrait pas forcément et qu’il voudrait bien mettre à notre portée. Quand il était jeune, il ne dédaignait pas de jouer ce jeu un peu « gourou », de cadrer avec cette dévotion. À présent, confortablement vêtu d’un pantalon un peu large et d’un gilet sympa, genre campagnard, barbe et cheveux blancs, il parle simplement, avec un certain humour.

Je l’ai écouté avec intérêt puis lu. Mais je l’ai trouvé mieux à écouter qu’à lire.

Selon Bruno Latour, le confinement sévère du printemps 2020 a empêché pendant quelques semaines que les hommes ne cherchent en dehors de la Terre une solution aux problèmes de celle-ci, notre enfermement aurait accéléré la conscience que nous avons de vivre dans une mince couche atmosphérique et une mince couche vers les profondeurs de la planète, cette couche interne et externe créant un « biofilm » [2] protecteur, dans lequel doivent se régler les problèmes économiques et sociaux, les problèmes climatiques et les interrelations avec le reste de ce qui est sur Terre, les terrestres, comme il dit.

Il cite ses sources au fur et à mesure des courts chapitres, il les résume dans le dernier qui agit comme une grande note de bas de page, citant ceux qui l’ont influencé ou avec qui il partage ou échange des théories, ceux qui sont proches de lui. Il s’agit essentiellement de la grande famille Gaïa : James Lovelack, et à sa suite, beaucoup de scientifiques, de philosophes ou de sociologues, Isabelle Stengers etc., ont édifié, depuis les années Soixante, ce qu’ils ont d’abord appelé l’« hypothèse Gaïa », puis la « théorie de Gaïa » que je rappelle brièvement en espérant ne pas trop mal le faire. Le corps céleste qu’est la planète, sa physique, ses matériaux, sa chimie, et ce qui en découle, minéral, végétal, animal, le pseudo-inerte, la « nature », la vie, et l’histoire de cet ensemble forment entièrement une interdépendance, dans le sens où tout agit sur tout, où tout est en relations avec tout. Jusque là, ça va, je suis (verbe suivre) et même j’adhère depuis longtemps ; où je commence à perdre le fil, c’est lorsque que Gaïa, malencontreusement personnifiée par ce prénom divin et référencé aux Grecs, s’engendre en évolution permanente dans un perpétuel ajustement d’auto-équilibre. Qu’est-ce que l’équilibre ? A-t-il une majuscule ? Est-il un conseil global invisible permanent et conscient/inconscient ? Qui, il ? La question même est-elle bête ?

En reprenant le nom de Gaïa, ce mouvement organisé et organisant de la Terre qui succède au Chaos dans la mythologie grecque, pour nommer cet ensemble évolutif, Lovelack et ici à sa suite Bruno Latour, mettent un perlimpimpin transcendantal que je trouve fâcheux [3] ; ils personnifient une évolution - nécessité ou hasard ?- en un halo d’autorité même s’ils s’en défendent. Dieu n’est jamais très loin, il tremblote derrière « Gaïa ». Latour propose d’ailleurs « Terre » sans l’article défini en jouant sur le fait que c’est un nom féminin, alors qu’« Univers » est masculin ?? En français oui, et alors ? Je ne suis pas sûre que cet « autoéquilibre » existe pour « Terre » qui ne me paraît pas particulièrement interéquilibrée sauf si cela signifie adaptable : sur la planète Mars, l’état actuel semble avoir une histoire qui l’a menée à ce que nous appelons déséquilibre - une horrible sécheresse, une brutalité - dans les phénomènes physiques, semble plus conduire à l’entropie banale qu’à l’interéquilibre. Mars n’aurait-elle pas trouvé l’autoéquilibre ? Et la Terre, oui ? Le perdrait-elle ?

Pas plus que je ne partage à fond l’hypothèse Gaïa, qui me semble déplacer les problèmes ou les mots, je ne crois pas vraiment au bouleversement, par la pandémie de Covid-19, de la place de l’économie que Latour écrit Économie avec une majuscule, pour condamner la place hypertrophiée d’un monde marxiste où elle est infrastructure ou d’un monde libéral où elle est reine ; les marchés me semblent très bien tirer leur épingle du jeu, ma pension et celle de Latour tombent tous les mois, les camions roulent et livrent, Amazon triomphe. Quant au changement climatique il me semble tout à fait impossible à diriger, pour moi, il est trop tard, ce qui ne veut pas dire qu’il faut laisser filer, mais que l’adaptation à la catastrophe sera nécessaire, quelles qu’en soient les conséquences sur l’humanité et la vie sur Terre, sa forme actuelle et son dépérissement possible.

Où suis-je ? se présente en conte philosophique, accroché à une comparaison insistante avec La Métamorphose de Kafka, nous serions Gregor déphasé et gigotant sous son lit (dans le biofilm ?) avec ses pattes et sa carapace, en butte au vieux monde, mais la comparaison est artificielle, au moins pour moi, elle ne fonctionne pas.

À vrai dire, j’ai hésité avant d’écrire ce petit papier de vague désaccord - d’où mon relatif silence - , qui n’a sans doute pas beaucoup de valeur ni d’intérêt, mais il faut bien faire quelque chose, le temps passe si bizarrement en ce moment, à la fois creux et rapide, à ne rien pouvoir projeter sauf en temps et espace courts. Faire les courses, la cuisine, manger. Essayer de trouver un centre de vaccination. Écrire, pourquoi pas ? Après tout, c’est ce qu’a fait Bruno Latour.

Notes

[1Où suis-je ? Leçons du confinement à l’usage des terrestres, publié par Les Empêcheurs de penser en rond/La Découverte, Paris, janvier 2021.

[2C’est la formule de Bruno Latour.

[3C’est sans compter les nombreux gourous et babas californiens qui les ont ralliés en infléchissant carrément la théorie vers le mysticisme du New Age.