L’Or du Rhin ou La double malédiction d’Alberich Un prologue mythique

L’année 2020 devait être un sommet de plaisir dans le registre musical, donc un sommet de plaisir total : Philippe Jordan, le directeur musical de l’Opéra de Paris, dont le contrat s’achevait cette année, avait programmé le Ring, qui, selon lui - et je partage son avis - , est le plus grand monument musical qui existe au monde. Quinze heures de musique pour un très long poème composé par Richard Wagner sur des années, à partir de légendes nordiques, poème qui raconte l’histoire du monde au travers des personnages qui peuplent le ciel et la terre depuis la nuit des temps. Deux clés animent inlassablement ces personnages mythiques qui nous ressemblent, l’amour et la cupidité, clés qui engendrent tout le reste, la peur, le désir, le pouvoir, la joie momentanée et fugitive, la trahison, la vie, la mort.

J’avais pris des places de manière à voir deux fois ces quinze heures merveilleuses, au printemps, à l’automne et en hiver, et la dernière représentation du Crépuscule des dieux tombait le jour de mon anniversaire. J’aurais bu et mangé du Ring toute l’année. Pour voir cette œuvre monumentale [1], j’étais allée plusieurs fois dans ma vie en Allemagne, en Belgique (Gand et Anvers), à Budapest aussi, et je l’avais vue naturellement dans des représentations en France. Je les ai écoutées quantités de fois. J’ai « travaillé » les livrets avec passion [2]. Je me réjouissais donc intensément de savourer, deux fois dans la même année, la merveilleuse composition musicale et poétique de Wagner.

Et le coronavirus est arrivé, dans sa petite chemise de lipides, et comme il a fait pour tout le reste, il a mis à bas le projet primitif de Philippe Jordan : la représentation scénique et musicale à l’Opéra Bastille, dans une nouvelle mise en scène de Calixto Bieito. Les mails d’annulation ont commencé à tomber dans mon ordi, les uns après les autres. Ce fut, cela reste, une privation immense, une sorte d’amputation assez meurtrière, une trahison, bien plus que l’abandon de tous les autres concerts, théâtres, voyages ou sorties que je m’étais programmés. Aurai-je suffisamment de temps devant moi pour m’en remettre, et, éventuellement, voir le Ring s’il est monté dans les années à venir à Paris ?

Heureusement Philippe Jordan, amoureux du Ring encore plus que moi et de manière tellement plus large, tellement plus intime [3], a fini au prix d’une longue bataille et d’une série de renonciations, animé d’une volonté de fer [4], à jouer les quatre opéras qui composent cet immense récit fondateur, sans public, dans les conditions de distanciation, obligeant à une recomposition de l’orchestre et des chanteurs dans l’espace : ces représentations ont été enregistrées, elles sont diffusées - dans cette fin d’année épouvantable pour les mélomanes, alors qu’elle devait être si belle -, sur France Musique, les 26 (L’Or du Rhin), 28 (La Walkyrie), 30 décembre (Siegfried), à 20 h, Le Crépuscule des dieux est pour le 2 janvier à 20h.

Alberich vole l’Or du Rhin, Viktor Angerer
© Wikipedia

Hier soir, c’était donc L’Or du Rhin, là où tout commence, où l’Or du fleuve qui n’existe que pour le bonheur de sa beauté dans les eaux que veillent les Filles du Rhin, est volé par Alberich, qui voulait obtenir les faveurs de l’une de ces dernières. Pour pouvoir en profiter, il maudit l’amour.

L’Or est inépuisable, forgé constamment par le peuple auquel Alberich appartient, (les Nibelungen) qu’il réduit en esclavage industriel grâce à l’anneau d’or qui est fabriqué par Mime, le frère d’Alberich. À son tour Wotan, par ruse et trahison, lui vole ses réserves d’or et l’anneau tout puissant - ce symbole du désir de possession, d’avidité, de cupidité, de pouvoir - : Alberich est contraint de le lui abandonner mais en le lui laissant, il le maudit.

« Comme j’ai maudit pour l’obtenir, maudit soit cet anneau !
Son or me donnait
un pouvoir immense,
que désormais son charme engendre
la mort pour celui qui le porte !
Nul n’aura de joie
à le détenir ;
son clair éclat
ne donnera nul bonheur !
Qui le possède
sera rongé de souci,
et qui ne l’a pas
sera dévoré d’envie !
Que tous convoitent
sa possession,
mais que nul n’en jouisse
avec profit !
Que son maître le garde sans bénéfice,
mais qu’il attire sur lui l’assassin !
Voué à la mort,
le lâche sera tenaillé par la peur ;
tant qu’il vivra,
il dépérira de désir,
maître de l’anneau
mais esclave de l’anneau :
jusqu’à ce que ma main
détienne de nouveau le bien volé !
Le Nibelung,
dans la pire détresse,
bénit ainsi son anneau !
Garde-le donc,
(riant)
veille bien sur lui,
(avec férocité)
tu ne fuiras pas ma malédiction !
(Il disparaît rapidement dans la fissure. Le brouillard épais qui planait au premier plan s’éclaircit peu à peu.) »

Erda, la Terre mère, apparaît à Wotan en le sommant d’abandonner l’anneau, aux géants à qui Wotan doit de l’argent. Car il n’engendre que violence et mort, comme l’a voulu Alberich, et, d’ailleurs, Wotan, pour l’avoir gardé un court moment, sera conduit à disparaître à la fin de la tragédie musicale.

« écoute ! écoute ! écoute !
Tout ce qui est, a une fin.
Le crépuscule
menace les dieux :
je te conseille de fuir l’anneau ! »

Wotan cède à regret, et, en effet, sitôt possesseur de l’anneau, le géant Fafner tue son frère et se retire avec l’anneau pendant que Wotan et sa famille divine et légitime montent s’installer dans la forteresse du Walhalla. La suite au prochain numéro.

La partition de L’Or du Rhin est d’une richesse, d’une inventivité, pleine d’audace, elle est stupéfiante sur le plan créatif. L’absence totale d’activité visuelle a renforcé, hier soir, le plaisir musical pur.

Cette œuvre prodigieuse est non seulement mon bonheur musical le plus profond et toujours renouvelé, mais elle est aussi intimement liée à ma vie sentimentale, car le Ring n’est pas un plaisir solitaire, j’y suis allée presque toujours à deux, amour ou amitié. Aussi, cette immense histoire de désir et de trahison est-elle vivante, pleine de souvenirs qui passent vaguement, formes mêlées aux diverses mises en scène plus ou moins réussies, mais toujours discutées, discutables, louées ou non : la musique en triomphait toujours, Wagner, comme Shakespeare, est plus grand que tous ses interprètes et ses admirateurs.

Écouter le Ring, comme hier soir, dans mon fauteuil, les yeux fermés, a donc été une expérience musicale et psychique profonde. Je la renouvellerai demain, mercredi et samedi, avec un mélange de bonheur intense et un brin de mélancolie, sur le temps qui passe, qui a passé et qui demeure pourtant, si vivace, si brillant, enrichi par les années supplémentaires, le temps, son tapis roulant et ses décors déroulés, aquarellés ou agressifs, ses sensations anciennes, certaines intactes, d’autres à moitié effacées, convoquées par les musiciens de cet orchestre remarquable. Les difficiles problèmes acoustiques et la prise de sons dans cet espace de l’Opéra Bastille, éclaté par les contraintes sanitaires, ont été réglés de manière non moins remarquable.

Ring 2020, logo de l’Opéra de Paris
©Opéra de Paris

Notes

[1Qu’on l’appelle avec plus ou moins de familiarité le Ring ou la Tétralogie, peu importe.

[2Notamment à partir des livrets de L’Avant-Scène Opéra dont viennent les citations ici présentes, L’Or du Rhin, n°227.

[3Je l’envie terriblement de connaître toute cette partition dans le détail, dans son déroulé, dans son architecture, il en parle très bien, cf les videos et les articles excellents sur le site de l’Opéra.

[4Il a bénéficié sans doute de l’aide bienvenue de Roselyne Bachelot, Ministre de la Culture.