La Walkyrie ou La lâcheté du Maître des dieux
Une longue histoire de famille très décomposée
Puisqu’il m’est impossible de donner à lire la beauté de la musique, je raconte ces mythes que j’adore, utilisant à ma façon le procédé wagnérien par excellence : les longs récits créent le monde, en redessinant, en ressassant, en variant les éclairages. On peut lire les livrets, et, à l’opéra, heureusement, (enfin, avant le Covid) on a la ressource des surtitres. La radio demeure un peu élitiste et suppose qu’on connaît déjà son affaire.
L’acte I déroule la merveilleuse et foudroyante éclosion de l’amour de Siegmund et Sieglinde, deux enfants que Wotan a eus d’une femme mortelle, et leur union incestueuse et passionnée. Wotan a voulu faire de Siegmund un être libre, sans lui révéler qui il était lorsqu’il décidait de passer sur terre des moments avec lui, loin du Walhalla, dans une sorte de paternité cachée, mystérieuse, plus absente que présente, plus destructrice que bénéfique. On apprend les grands traits tragiques de cette enfance dans les dialogues passionnés de Sieglinde et Siegmund jusqu’à ce qu’ils tombent dans les bras l’un de l’autre au pied d’un frêne où Wotan a dissimulé l’épée magique Notung qu’il destine à Siegmund, pour la lui briser à l’acte suivant. Un père compliqué, Wotan.
À l’acte II, cette affaire transforme le Walhalla en salon bourgeois, déclenchant une énorme scène de ménage causées par l’indignation que cette union cause à Fricka, l’épouse (trompée depuis toujours) de Wotan.
En effet, après avoir installé à l’opéra précédent sa famille légitime au Walhalla, le fameux burg construit au prix d’un double vol et d’un double mensonge, après avoir possédé un moment l’anneau fatal du pouvoir avide et meurtrier, Wotan, dans l’intervalle du temps imprécis, mi-divin mi-humain, qui sépare la fin de L’Or du Rhin du début de La Walkyrie, n’a cessé de courir le monde, couchant deci-delà, faisant des enfants ça et là : une fille naîtra dans les brumes de l’Origine avec Erda, c’est Brünnhilde, et, dans les forêts terrestres et humaines, ce seront les jumeaux Sieglinde et Siegmund, enfants qu’il a laissés s’élever dans le mauvais hasard, le désordre, la mort de leur mère et l’abandon : jusqu’alors éparpillé, tout ce monde va se trouver tout-à-coup face à face à l’acte II, démasquant progressivement les mensonges de Wotan et sa lâcheté croissante, de plus en plus humaine.
De Brünnhilde, conçue avec la déesse mère Erda, il avait fait « sa volonté » : fille adorée et adorante, elle a droit au Wahlhalla, elle est la principale des Walkyries, ces femmes qui recueillent sur le champ de bataille les héros morts à la guerre ; elle est chargé par Wotan d’abord de protéger Siegmund dans ses combats, puis, par le revirement très décevant opéré par Wotan après la longue et violente scène de ménage avec Fricka, elle apprend qu’elle va devoir le tuer. Partie avec cet ordre, Brünnhilde va prendre le parti de ses nouveaux demi-frère et sœur, en apprenant ce qu’est l’amour véritable et total qui les lie : elle décide de faire ce qu’elle veut, et de protéger Siegmund dans son duel contre Hunding, le brutal mari de Sieglinde. Elle construit ce changement capital de décision dans une scène qui fait froid dans le dos, sublime de mystère et de stupéfaction devant l’amour qu’avoue Siegmund pour Sieglinde : le Wahlhalla que Brünnhilde lui propose, ce but envié par tous les hommes du monde, il s’en fiche éperdument s’il n’y peut aller avec Sieglinde. Siegmund est le seul être désintéressé du Ring, avec Sieglinde. Ce qui oblige Wotan à intervenir lui-même pour obéir à Fricka : de sa lance, il brise l’épée magique de son fils. Siegmund est tué par Hunding : Brünnhilde prend alors sous sa responsabilité Sieglinde, enceinte, et la conduit se cacher dans la forêt [1]. En tournant sa veste, Brünnhilde va conquérir à la fois l’indépendance et la mortalité.
Réglements de compte freudiens
À l’acte III, en effet, Wotan règle son compte à Brunnhilde, dont l’indépendance l’a mis hors de lui. : ce sera, comme toujours avec ce dieu tour à tour inflexible et flexible, une série de demi-mesures. Après une scène violente, il la condamne à perdre sa nature divine, elle devient mortelle, elle est chassée du Wahlhalla et de la troupe des Walkyries - qui la laissent piteusement tomber -, et elle sera, selon le vœu de Wotan, la proie du désir brutal du premier homme venu. Elle explique à son père qu’il n’a rien compris, et qu’elle a réalisé le désir de Wotan lui-même - créer un homme libre -, en mettant Sieglinde à l’écart, en sauvant la naissance de Siegfried : le Maître du monde, versatile, voit son erreur, mais, lié une fois de plus par le serment stupide qui consiste à la punir et la peur qu’il a de Fricka, il bricole une solution : elle ne sera pas livrée au premier homme venu, il va l’endormir, en la plaçant sur un haut rocher entouré de flammes qu’il demande à Loge (encore un fils conçu avec une mortelle) de susciter : ainsi, seul un héros sans peur - et improbable - pourra traverser le feu et la conquérir. Il entame un adieu déchirant « Lebwohl, Lebwohl », pendant que Brünnhilde, vierge au rocher, est endormie magiquement par un père pas loin d’être à son tour incestueux.
Wotan va perdre de sa superbe dans les deux dernières Journées du Ring, il perd sa capacité à régner, il hésitera, brouillera les pistes qu’il a lui-même créées : demain, dans Siegfried, il devient un Voyageur anonyme, en voie de perdre son pouvoir dans un monde dévoré par l’envie : le Ring ou Comment perdre son pouvoir pour l’avoir trop voulu.
La retransmission de La Walkyrie m’a persuadée que Philippe Jordan était, pour moi, le meilleur chef que j’ai jamais entendu dans ma vie de vieille wagnérienne : on trouve avec lui, c’est indéniable, la précision, la sureté, l’absolue clarté de la direction, qui permet de distinguer chacun des instruments dans le magnifique chaos organisé de l’orchestre, il apporte une nouveauté puissante et fraîche à chacun des passages de la partition de ces trois heures trois quart de musique de La Walkyrie. Il m’a semblé hier soir que, depuis 2013 - sa dernière direction du Ring à Paris - il s’était encore affirmé, si cela était possible, à chaque minute, chaque partie, chaque scène, chaque portée de ce drame musical, en respectant les chanteurs, les mettant en valeur, sans jamais faire disparaître quoi que ce soit des notes et des leitmotiv qui se croisent au travers des récits.
La poésie de Wagner est pleine d’allitérations sonores splendides, pour les néophytes, l’absence de sous-titres à la radio est préjudiciable, mais je pense tout de même qu’on est emporté par l’énergie et la tendresse alternées de ces opéras. On n’a pas envie d’envahir la Pologne (Woody Allen), on est plutôt transfiguré.
Notes
[1] On retrouvera l’enfant Siegfried, devenu un jeune homme, au début de l’opéra suivant.