Contact avec J. M. W. Turner à Jacquemart-André Voir, là-bas, voir...

  • Par Hélène Puiseux

Dans le désagréable Paris de 2020, parmi les gens masqués, méfiants, vite agressifs, déboussolés, j’ai eu bien du plaisir à retrouver les espaces du Musée Jacquemart-André, Bd Haussmann, à monter lentement l’allée de gravier épais qui succède au passage voûté, allée dessinée en arrondi, laissant sur la gauche la beauté raide et luisante des feuilles vernies de deux gros magnolias, allée qui mène jusqu’à l’entrée du bel hôtel particulier du ménage Jacquemart-André - merci à eux, si riches, de nous en faire encore et si souvent profiter - tourner à droite dans les grands salons rouges, le Jardin d’hiver, d’où l’on prend, sous la fresque de Tiepolo (Henri III reçu à la villa Contarini), le bel escalier qui conduit au premier étage, et aux salles des expositions temporaires : elles accueillent une petite mais plutôt sublime sélection du legs énorme que J. M. W. Turner (1775-1851) a fait à la Tate Britain, elles sont venues nous voir, en plein Brexit, en plein coronavirus - l’expo a ouvert juste avant le confinement et avait été aussitôt fermée- , défi au monde actuel, une petite centaine d’œuvres, 60 aquarelles, 10 toiles, des esquisses colorées et des dessins, et même, en prime, un joli petit meuble contenant des bocaux de pigments de Turner.

« Mon travail consiste à peindre ce que je vois, non ce que je sais être là. »

Cette phrase de Turner figure sur le mur de l’une des 8 salles, pour moi, elle est une des meilleures définitions de l’art pictural, qui consiste en proposition d’un fragment du monde - réel ou imaginaire -, faite par un individu à d’autres individus ; peindre et ensuite montrer, c’est cet acte, cet échange et cette communication qui se perpétuent au-delà de l’absence ou de la mort du peintre et de son monde ambiant.

L’exposition, chronologique, montre comment Turner, de la formation classique et académique qu’il a reçue, s’autonomise très vite, dans ses choix de sujet, de traitement, dans son éblouissement que certains voient mystique, devant l’air, la lumière et la luminosité, leur matérialité, leurs variations. Une suspension, un inachèvement, éclatant de lumière, assourdi des brumes et de possibles, voire de mystères.

En même temps, avec beaucoup de plaisir, je me rappelais le biopic de Mike Leigh, vu en 2014, qui avait bien su rendre la manière d’être ou de faire de « Mr Turner », ce misogyne un peu grognon que les féministes pourchasseraient avec acrimonie.

Au cours de ses voyages et de ses promenades, Turner ne fait pas directement ses aquarelles, pour des questions techniques de séchage, il fait des esquisses colorées de ce qu’il transformera en aquarelles une fois rentré, plus tard. Là, intervient le temps de la maturation de la perception.

Dans l’extrême richesse de ses propositions, que nulle reproduction ne peut rendre, chacun peut dériver à son aise, pénétrer plus ou moins profondément, aimer telle couleur, des gris, des jaunes, des orange virant au brique, des blancs, des ombres sombres avec des touches vives - Énée en rouge, Didon en blanc, dans la sombre Visite à la tombe, (1850)-, se familiariser avec l’ombre, dans sa matière, son évolution dans l’espace de l’œuvre, sa transparence, sa profondeur, sa vie en somme ; la couleur nous propose de planer en surface, d’entrer à sa vitesse variable, dans un tourbillon secret esquissé, jamais asséné - comme notre monde présent aime hélas à le faire à coup de tweet, de pancartes et de videos express en tous genres. Il y a décidément du temps dans cette peinture, pour la faire et pour la regarder.

Au cours de ma visite, en paraphrasant Turner, je me disais : « je vois ce que je vois », car, pendant ce foutu printemps, ma vue s’est bien détériorée. Je ne vois pas l’expo avec mes yeux d’autrefois, sans doute que je rajoute du brouillard, des flous, de subites précisions, avec ma vue insolite, je me suis surprise à trouver pas mal de formes rectangulaires que je crois n’avoir jamais si bien perçues grâce à je ne sais quel défaut supplémentaire de ma propre vision, qui doit gommer des arrondis qu’il a peut-être superposés et que je ne vois peut-être pas ou plus ? Ou qui n’y sont pas ?

Quel plaisir de retrouver le contact avec des œuvres, avec un auteur, avec un temps : contact, ce mot que le monde présent, sous le règne du virus et du numérique combinés, nous oblige à oublier, à proscrire. Au compte-gouttes et avec d’ennuyeuses conditions, les musées rouvrent : à quand le retour complet du spectacle vivant, auditif et visuel, les théâtres, et tous les concerts, ceux-ci, chacun dans leur singularité, à tout jamais perdus, et qui me manquent horriblement.

Musée Jacquemart André, Perspective sur le Jardin d’hiver
HP