Un spectacle sans public reste-t-il un spectacle ? Le joli Mai, 10

Malheureuse année Beethoven, 250e anniversaire de sa naissance, où toutes les salles du monde avaient programmé depuis des mois, des années, l’œuvre entière du compositeur. Cela aurait dû être un vrai bonheur que le virus a saccagé par la mesure de confinement qui a annulé tous les concerts et opéras depuis le 17 mars.

Privée de musique en vrai (en novlangue, on dit en « présentiel »), je traîne souvent sur Mezzo, à la recherche des sonates ou des quatuors, malgré le son déplorable des téléviseurs, et la manie des techniciens de s’attarder sur les expressions des visages des musiciens. D’une manière générale, l’opéra ne convient pas à la télé, souvent gâché par les vues partielles que prennent les techniciens dont on est obligé de suivre le plan de découpe des prises. L’opéra est un art d’ensemble, un art total, par essence. On doit pouvoir rester maître de ses choix en regardant l’ensemble du plateau. Je n’aime pas avoir le regard orienté d’office.

Hier soir, samedi, je suis tombée sur une représentation intitulée Fidelio, enregistrée en live le 20 mars 2020, à Vienne [1] Singulière à tous points de vue. Allais-je retrouver le plaisir des précédentes représentations et notamment, celle de février, au Théâtre des Champs-Elysées, où Fidelio reste le dernier opéra auquel j’ai assisté cette année.

D’abord, la date m’a fait sursauter, le 20 mars 2020, APRÈS le confinement ? J’ai eu le fin mot par l’interview du chef d’orchestre, Manfred Honeck, à la fin de l’œuvre. La ville de Vienne, où fut créé l’unique opéra de Beethoven, avait choisi cette date pour la générale de cette représentation, et l’a maintenue, sans public, en l’enregistrant : après tout, le travail de répétitions musicales (chant, jeu, orchestre), de mise en scène, de décors et lumières, a été ainsi préservé, ce Fidelio a été joué devant une salle vide, et ce vide s’entendait, pas un souffle, pas un bravo à l’un ou l’autre des préfigurations des airs célèbres, un vrai creux, l’absence matérialisée par elle-même. « Je suis là, moi, l’absence », disait l’atmosphère de cette générale. « Vous n’êtes pas là. »

On voyait bien quelque chose, un orchestre dans la fosse, des chanteurs et des chœurs dans un grand décor tout en escaliers, beau mais terriblement statique, image d’un futur désaffecté et sans sociabilité, chacun sur son canapé, quelque chose sous vide, gel hydroalcoolique. Mieux que rien, dit-on ? Oui et non. C’est là une partie du problème. Un spectacle sans public a-t-il une raison d’être, reste-t-il un spectacle ?

J’ai aussi été un peu désarçonnée par l’intitulé de Fidelio pour la version de 1806 qu’il est convenu généralement d’appeler Leonore. Le chef, à la fin, a justifié cet intitulé, sans vraiment me convaincre. Ca brouille inutilement les cartes sur l’historique déjà compliqué de cet opéra, qui en a vu de toutes les couleurs.

On sait que Beethoven a joué de malheur avec cet unique opéra (il fera d’autre projets, d’autres ouvertures, Coriolan, Egmont, etc. mais sans jamais les mener au-delà), et qu’il a fait trois versions de cette histoire d’amour et de liberté menacée.
La première, Leonore, a été créée le 23 mars 1805, dans une Vienne occupée par l’armée française (napoléonienne), devant une salle à demi-pleine : il y avait surtout des officiers français, occupants, qui ont apprécié assez peu le livret, qui comportait trois actes, hymne à la liberté, qui voyait - contre toute vraisemblance - la victoire de Florestan emprisonné, grâce à l’action courageuse de sa femme Leonore, face au tyran Pizarro, et ça se passe comme dans les mauvais films, Pizarro parle trop avant d’exécuter son ennemi dans la prison, sous les yeux de sa femme, coup de théâtre, apparition surprise de Don Fernando, seigneur d’une Espagne de fantaisie, qui sauve Florestan, Pizarro se retrouvera lui-même en taule. .
Jouée une fois.

Beethoven va retravailler son opéra, pour l’année suivante (1806), ou il est joué à nouveau à Vienne, dans une version raccourcie (2 actes), remodelée, celle transmise hier soir sur Mezzo, débarrassée d’une partie de ses dialogues parlés, avec une autre ouverture, toujours intitulée Leonore, quoi qu’en dise le chef Manfred Honeck, comportant plusieurs scènes qui disparaîtront à la dernière transformation en 1814 (la première a lieu à Prague), le grand air de Florestan non fini et son rôle non développé, mais le succès ne vient pas, et, de fait, l’opéra est assez mal foutu. Il est retiré au bout de trois représentations : c’est cette version un peu bancale de 1806 qu’avait choisie la ville de Vienne pour le 250e anniversaire, par rapport à la première et à la troisième, elle ressemble à l’un de ces arbres qu’on taille trop sévèrement, dans les villes, laissés comme morts, troncs amputés, sans forme et sans ombre, sans richesse et sans couleur, qui n’a pas encore repoussé, avec encore beaucoup d’invraisemblances dans le livret. J’ai vu déjà cette version, musicalement intéressante car on peut y mesurer le progrès que fera Beethoven par la suite ; je crois qu’il faut la monter très simple, un peu ratée comme elle est, or ici, l’histoire bancale était magnifiée, car elle nageait dans un splendide décor construit comme le creux d’un immense coquillage blanc, tout en escaliers vertigineux, immense et finalement clos sauf une ouverture zénithale, œil décalé, vide et imprécis, et la mise en scène s’épuisait à faire monter et descendre les prisonniers et les geôliers, sans raison, ou même en contresens du livret : ainsi la scène où Florestan et Leonore/Fidelio, chantent le bonheur des retrouvailles et de la vie, disent être dans les bras l’un de l’autre, alors qu’ils se trouvent couchés ou tout repliés à dix mètres et quinze marches d’intervalle.
La scène finale que Beethoven, compositeur, n’a pas encore développée, pas encore transformée en préfiguration splendire de la Neuvième symphonie, qui chante l’avenir et devrait être si grandement joyeuse, paraissait ici, étouffée, tant sur le plan musical (c’est la faute de Beethoven, qui ne la développera qu’à la troisième réfection en 1814) et sur le plan visuel (c’est la faute de la mise en scène de 2020). J’ai vu, précisément à Vienne, en 2014, une superbe mise en scène de la version de 1814 qui ouvrait carrément, pour la fin, sur la plaine d’Europe centrale, c’était enthousiasmant et cela collait exactement à l’ampleur des vues politiques de Beethoven.

Beaucoup de malchances : Fidelio traîne comme une poisse dans ses représentations, qu’il s’agisse des premières ou des anniversaires. C’est pourtant le seul opéra qui marie la glorification du rôle des femmes à celle d’une fin heureuse.

Il fallait faire le passionnant travail de se rappeler et de penser l’évolution de Beethoven. Cela demeurait. Il y avait toutefois une double absence, celle de l’espace de la liberté et de la joie de l’amour retrouvé, qui plane déjà, même mal développée, sur cette deuxième version, absence qui s’ajoutait à ce que nul ne pouvait prévoir, l’absence du public pour cause de confinement sanitaire. Et il y avait une inquiétude. L’opéra serait-il cela désormais ?

La tristesse et l’incertitude qui se dégageaient de l’interview du chef ont ajouté à mon impression d’avoir vu Fidelio manquer le coche, frustration à la place du plaisir. Incompréhension du metteur en scène à l’égard de Beethoven. Il faudrait savoir si, un jour viendra où la présence du public animant l’air de la salle, sera capable d’animer en retour l’air de la scène.

Notes

[1Fidelio
Opéra. Compositeur, Ludwig van Beethoven, version de 1806 ; Metteur en scène, Christoph Waltz ; Solistes : Eric Cutler, Florestan, Nicole Chevalier, Fidelio/Leonore ; Christof Fischesser, Károly Szemerédy, Gábor Bretz, Anna Lucia Richter, Benjamin Hulett, Javier Agullo. Chef d’orchestre, Manfred Honeck, Compagnie le choeur Arnold Schœnberg.