La vie devant soi Le Joli Mai, 9
Trois semaines à l’hôtel Belledent, à dormir à trois dans un lit, à se laver dans des cuvettes émaillées et à trimballer des brocs d’eau froide qu’on allait chercher à la pompe, car le service était minimal, « sommaire » comme avait dit M. Cottin. Des propriétaires, j’ai peu de souvenirs, un jeune couple sans doute, ils avaient une petite fille de 3 ou 4 ans, Malou, qui jouait dans les allées du potager et demandait régulièrement à sa mère, avec son accent de Haute-Loire, « Eh, Maman, où que je pisse ? », - phrase restée célèbre dans la famille - elle avait peut-être la flemme ou peur d’aller dans la cabane de bois, « Eh Malou, là où tu es, pourquoi tu demandes ? », répondait sa mère. « Madame Belledent devrait se coiffer », disait Maman, en évoquant les cheveux châtains et pendouillants de la jeune femme, « à la cuisine, ce serait mieux », Adèle et Maman lui donnaient parfois un coup de main, les Belledent étaient débordés avec cette grosse quinzaine de clients tombés du ciel le soir du 16 juin 1940.
Dans la salle à manger tapissée d’un papier beige à dessins géométriques marron, il y avait le poste de radio, juché sur une étagère, assez haut à gauche de la fenêtre qui ouvrait sur le potager : c’est là que dès le lendemain de notre arrivée, j’ai entendu tomber le fameux discours de Pétain, sa voix chevrontate, que j’ai pour toujours dans les oreilles, « C’est le cœur serré que je vous dis qu’il faut cesser le combat.... Je fais à la France le don de ma personne », etc. et oui, il avait demandé l’armistice.
Les grandes personnes réfugiées, nous, les Cottin, et peut-être quelques autres, ont été surprises et attristées, mais leur histoire, leur éducation, les rendaient incapables de penser que « Le vainqueur de Verdun » pouvait faire le mauvais choix, et même qu’il avait très mal agi en s’apprêtant à signer un traité avec l’ennemi, un traité qui l’engagerait à devoir travailler avec lui et pour lui. Je n’ai pas le souvenir que, dans ces jours d’été, quiconque ait défendu l’autre choix, qui consistait à se rabattre en Afrique du Nord, y rassembler les troupes éparpillées, continuer le combat, comme allait le faire un certain de Gaulle, que personne, au moins à Cayres, n’a entendu le mardi 18 juin.
On allait donc croire que c’était inévitable, que traiter avec les Allemands nous épargnait une débandade finale que l’on voyait trop bien, jusque sur les hauts plateaux de la Haute-Loire, où des groupes de soldats sans chefs, l’air crevé et crasseux, passaient pour aller se faire enregistrer au Puy ou rentrer chez eux. On en a vu passer pendant plusieurs jours, et ma grand-mère était réprobatrice, « Simon serait horrifié », disait-elle, le Maréchal a raison, il faut redresser la France.
« Je hais les mensonges qui vous ont fait tant de mal », disait un peu plus tard la voix chevrotante, qui parlait souvent dans ces longs soirs d’été, pour nous dire d’être sages et d’avoir confiance en lui.
À vrai dire, je me fichais pas mal de ce que j’entendais. Je jouais éperdument avec Claudine et les enfants des autres familles réfugiées, dans les prés à l’herbe rase séparés par des multitudes de petits murs de pierre, on « jouait au seigneur », on profitait de ces enclos pour nous y établir, dire que c’était nos châteaux, et on allait attaquer les autres, en faisant des cavalcades sur des bâtons en guise de chevaux, on faisait des alliances, on se mariait pour étendre nos possessions, bref on s’amusait beaucoup : on jouait à la guerre. Ma sœur Paulette se promenait rêveusement avec le fils aîné des Cottin, Jean, qui avait 18 ans, ils récitaient des vers de Lamartine et Maman se moquait d’eux.
On allait très souvent pique-niquer au Lac du Bouchet, qui était tout proche, rond, cercle parfait d’un ancien cratère de volcan, bordé en partie de forêt, romantique à souhait.
Il a fait constamment beau. De temps en temps, un Stuka survolait, en rase-mottes, on avait peur, on se planquait dans les fossés. En fait, ils étaient déjà chez eux, ils faisaient juste de l’intimidation et de la surveillance.
Et un beau jour, le coup de baguette magique qui nous avait tous immobilisés là sans que je comprenne vraiment pourquoi, a cessé : on a pu repartir, l’ordre d’arrêt de toute la circulation civile qu’avaient imposé les Allemands le 16 juin était levé, les zones d’occupation avaient été dessinées, Blandans était en zone libre, ouf, on allait pouvoir rentrer à la maison. Et les Cottin, à Lyon.
Tante Paulette avait perdu son bracelet, mais elle avait un autre trésor, que j’ignorais jusqu’à présent, elle avait emporté avec elle le revolver d’oncle Pierre [1], et elle l’a échangé contre deux sacs de lentilles ( ah, Esaü !), 50 kilos, qu’on a rapportés à Blandans quand on a pu repartir. On a en mangé tout l’hiver suivant, il fallait les trier soigneusement, elles étaient pleines de petits cailloux.
Voyage en sens inverse. On ne s’arrête pas à Annonay. On fonce à Lyon, tant qu’on a de l’essence.
Là, c’est une autre affaire. On n’a plus d’essence. Il faut des bons. Ma grand-mère, avec son bel allemand appris à Vienne autrefois, s’en va avec moi au Grand Hôtel où siège je ne sais quelle autorité allemande, Kommandantur déjà ou État-major ? Elle leur explique son cas, famille digne et plutôt noble, désireuse de rentrer chez soi. Ça marche, nous avons fait un très joli effet, les Allemands m’ont caressé les cheveux et donné à Bonne-Maman les bons nécessaires, en claquant les talons devant cette vieille dame qui parlait si bien, en lui indiquant quelle route prendre, très à l’écart de la nationale 83, il faudrait passer par le même genre de route qu’à l’aller, sur le plateau, traverser l’Ain sur un des rares ponts qui n’avaient pas sauté, un pont suspendu terrifiant (j’y pense toujours, en voyant Buffet froid (Bertrand Blier, France, 1979), où la scène finale se déroule dans ce type de paysage), et vers le soir de je ne sais quel jour de juillet, nous arrivons à Blandans, on trouve un mot de la dame de Besançon, daté du 16 juin : Finalement, je renonce, je ne vais pas à Nîmes comme prévu, nous rentrons à Torpe-Boussières, j’ai plié les draps sur les lits et tiré les portes comme vous me l’aviez dit, merci encore etc.
Dans le garder-manger, le camembert oublié est devenu un effroyable tas de vers grouillants.
Pierre s’en va vers les framboisiers ressortir le coffre d’argenterie, rien... il avait oublié quel trou il avait utilisé, on l’a trouvé au second essai.
En décembre, j’aurai huit ans. Il va falloir continuer à apprendre à vivre dans un monde devenu bien étrange, où tant de gens, y compris tant d’enfants de mon âge, allaient perdre la vie.
Notes
[1] Je rappelle que son mari était mort en 1926, des séquelles des attaques de gaz pendant la Grande Guerre.