Pas si joli que ça Le Joli Mai, 2

Blandans, mardi 7 mai 1940

Pie XII prie pour la paix. Il savait dès le 4 mai que Hitler s’apprêtait à attaquer à l’Ouest et en aurait prévenu les Pays-Bas et la Belgique. Mais nous ne savons rien.

Sinon, qu’à Blandans, l’attmosphère s’épaissit de plus en plus, les nouvelles plombent tous les repas et les débordent, on écoute les communiqués. J’ai l’impression que ce sont des mots un peu magiques, qui endorment ou fâchent. Les grandes personnes font des conciliabules, debout, dans les embrasures de fenêtre. Puis elles reprennent leurs occupations. Je ressens nettement qu’elles sont soit sceptiques par rapport à ce qu’elles entendent, se référant souvent à 1914, soit relativement inquiètes, sans que je puisse comprendre pourquoi elles le sont. C’est comme si cela flottait dans l’air, une sorte de poussière épaisse, de brume qui poserait question, avec des grumeaux du passé désagréable qui remonte.

« Chamberlain a démissionné » : j’ai déjà souvent entendu ce nom, associé pour moi à un style de parapluie. Aux nouvelles, on l’entendait depuis longtemps et assez souvent, associé à celui de Churchill. Chamberlain, parapluie, Munich, oui, de fait, je me rappelais qu’en septembre 1938, il avait plu des cordes au moment de la fausse mobilisation qui avait agité la famille. À l’époque, je n’ai pas compris que Churchill et Chamberlain étaient opposés sur la conduite à tenir, Chamberlain était le signataire des accords de Munich, Churchill les avait condamnés, en prédisant qu’ils nous apporteraient et le déshonneur d’avoir cédé à Hitler et la guerre qu’ils auraient juste différée.

En fait, cela sent « la guerre » de plus en plus, ou plutôt, cela sent le danger. Car la « drôle de guerre », franchement, celle qu’on vivait depuis septembre 39, elle ne m’avait beaucoup inquiétée sauf le jour de l’essai du masque à gaz.

Les grandes personnes devaient être comme moi aujourd’hui - mais aujourd’hui, s’y ajoute une impression de disproportion et de discordance désagréables - , dans un malaise, ne parvenant pas à voir ni à mesurer l’imminence du tourbillon où on allait commençait à rentrer.

Paris, jeudi 7 mai 2020

L’avenir proposé est affreusement ennuyeux, et même assommant, masqué, méfiant, trouillard, surveillé, plus rien de ce que j’aime n’existe et ne semble devoir redevenir accessible : non, je n’ai pas envie de voir Tristan et Isolde ou Le Misanthrope sur mon téléphone, ou piquée devant mon écran d’ordinateur, ni même sur ma grande télé où c’est un peu moins misérable, mais enfin, non, le spectacle, ce n’est pas ça, nul timbre poste, nulle carte postale, ne remplacera jamais la Liberté de Delacroix. Je veux de vrais spectacles, avec la foule à l’entrée, le silence qui se fait dans les salles, et même le tousseur là-bas derrière ou devant, le verre de vin à l’entracte, le hasard merveilleux des vrais chanteurs et des vrais musiciens, plus ou moins en forme, plus ou moins transportants.

Je n’aime pas du tout cette abondance d’« offres culturelles », plates comme des cachets, cylindriques comme une gélule, pour essayer de nous faire croire qu’on n’est pas coupé de ce qu’on aime, alors que ce qu’on aime a disparu. Je n’ai pas envie de voir mes amis avec des masques, assis piqués à deux mètres les uns des autres. Pas envie de me faire une autorisation, encore, pour prendre le métro comme si je montais dans un wagon de pestiférés.

Les gens se succèdent à la radio, avec leurs voix étouffées par le téléphone ou par leur masque, faussement joyeux ou vraiment naïfs, ils projettent de "changer" les spectacles, et de croire, ou faire croire, qu’ils vont repenser et renouveler, ah ah ah.

Et tout ce déballage du genre des mille et une propositions de Nicolas Hulot dans Le Monde d’hier pour le monde de demain ! Quelle bêtise aveugle devant la montée des GAFA triomphantes, le monde sous drone, sous Stopjenesaisquoi, entre les bobards de Trump qui masquent ses vrais actes sordides et les froids sourires de Xi dans son monde sous plastique.

Bref, ce mai 2020 me déplaît horriblement. D’autres mois de mai, 1968, 1945, agitent leurs bras, au loin, dans les archives, ainsi que mai 1940 qui va ouvrir les vannes de toutes les horreurs qui vont le suivre.