Impôts point gouv Chronique d’un printemps, 47

Paris jeudi 30 avril 2020

Hier, j’ai fait ma déclaration d’impôt, c’est de plus en plus facile. Ma qualité de fonctionnaire retraitée me mâche le travail. Il fallait encore, l’an passé, que je lise la déclaration proposée sur internet, que je la confirme, que je la signe électroniquement et que, clic, je l’envoie. Cette année, c’est encore mieux, il suffit que je la regarde, et cela veut dire, si je ne réclame pas, que je suis d’accord, je déconnecte après ce regard.
Ce fut donc vite fait.

J’ai définitivement laissé les plateaux télé pérorer. Rejoint De Gaulle dans ses démêlés incessants avec l’Angleterre, dont il dénonce les dents longues et les velléités à mettre la main sur les mandats français au Liban et en Syrie. L’occasion de voir passer tous les noms de ces pays, éternellement pris dans les guerres, les convoitises, les malheurs. Je vois aussi passer la date, fatale pour le IIIe Reich, du 21 juin 1941, l’entrée en URSS qui allait les mener à leur perte, des années plus tard.

J’oubliais, il paraît que les traces jaunes sur mes fenêtres sont du pollen ! Généralement masqué sous le noir gras des vapeurs des pots d’échappement, cette année, j’ai pu lire, enfin, le pic de pollen du 24 avril en Île-de-France que révèle Airparif !

Blandans, mardi 30 avril 1940

Les deux colonnes allemandes, celle venant d’Oslo et celle venant de Trondheim, se rejoignent aujourd’hui à Dombas. La guerre de Norvège se solde par un échec, à la radio, je le répète, on camoufle si bien ces « mouvements » qu’on ne comprend rien du tout. Cette fois, le roi Hakkon est vraiment parti avec son trésor, sur un bateau qui s’appelait le Model...

Pour aller au muguet, dans le bois de Blandans, qui était une propriété communale, on marchait de préférence dans ce qu’on appelait « la coupe » : c’était la partie du bois où on avait abattu les grands arbres dans l’hiver précédent pour le bénéfice de la commune et de ses habitants, un espace devenu dégagé, ensoleillé, avec des rejets de printemps, parfois il y avait encore un grand tronc pas encore débité, en travers. C’est là qu’on trouvait les clochettes, leur petite silhouette fine et leur odeur délicieuse. Chaque année, la coupe changeait de lieu, elle avançait, et formait un nouveau grand rectangle dégagé, pendant que le reste se reformait et grandissait. Une exploitation simple et efficace, respectueuse du rythme de la repousse des arbres.

Le bois abattu était distribué selon un système ancien, je ne sais à quand il remontait, sans doute à la Révolution. Chaque foyer du village et de ses hameaux était appelé « un feu » et recevait sa part en bois de coupe, pour le chauffage ou l’usage qu’on voulait en faire. Il y avait aussi des revenus à distribuer, qui provenaient des ventes de bois directes aux scieries. Je sais qu’on nous jalousait, dans le village, parce qu’à la maison, nous constituions trois « feux » distincts, Bonne-Maman, Tante Paulette et Maman. On touchait donc trois « affouages », trois parts de bois et de revenus. Anne-Marie et Colette G., des petites filles de Domblans, me l’avaient reproché un jour. « Vous, vous avez trois affouages, c’est pas juste. » Je ne suis pas sûre que j’avais senti l’injustice sociale, mais la jalousie, oui.

Ayant ouvert 2020 sur le chapitre impôts, je continue pour l’année 1940. Bonne-Maman, veuve depuis deux ans, touchait sa pension de reversion, elle devait avoir aussi quelques actions à la Société générale où elle allait parfois à Lons voir le directeur, M. Dutilleul, dans son bureau qui sentait le papier ; lorsqu’elle déclarait ses impôts, à grands renforts de paperasses et de « Sapristi, que c’est compliqué », elle ajoutait souvent : « Il faudra que je demande à M. Dutilleul ce qu’il faut mettre exactement sur cette ligne. À moins que tu ne saches, Paulette ». Tante Paulette ne savait pas toujours.

Tante Paulette, veuve également, faisait aussi sa déclaration d’impôts, elle touchait des dividendes de l’usine de métallurgie de la famille de son mari. Cette usine était à Chatenois en Lorraine, Tante Paulette y allait chaque année voir sa belle-famille : « Je vais toucher mes dividendes ». Sans doute l’usine lui fournissait-elle les éléments nécessaires pour déclarer. Je crois qu’en 1939, comme la guerre avait éclaté le Ier septembre, elle n’y était pas allée. Irait-elle cette année ? On ne pouvait pas deviner encore que l’usine serait réquisitionnée par les Allemands.

Maman faisait-elle ou pas une déclaration d’impôts ? Elle n’était ni veuve, ni divorcée, elle était « séparée de biens ». En quoi cela consistait-il , je ne savais pas, mais je savais très bien qu’elle n’avait pas un sou. Omni re careo, disait-elle d’après l’exemple de la grammaire latine de ma sœur Paulette, « Je manque de tout ». Il est vrai que c’était d’abord pour des questions d’argent que Papa et elle s’étaient séparés, l’année même de ma naissance. « Olivier a bouffé ma dot », disait-elle parfois - les très rares fois où elle parlait de Papa.
J’assistais à une sorte de cérémonie annuelle, qui avait lieu fin septembre ou début octobre : ma grand-mère paternelle, qui avait passé l’été à Frontenay, à 3 km, achevait de « fermer la maison » et s’apprêtait à rentrer à Paris. Il n’y avait plus un cousin, plus une cousine, plus un oncle ou une tante. Elle nous recevait Maman et moi - j’étais toujours la fidèle accompagnatrice -, dans la dernière pièce ouverte, le petit salon, on prenait le thé, elle ouvrait un pot de confiture - dont Maman, un peu plus tard, sur la route de Blandans, disait du mal : « Les confitures de ma belle-mère sont infectes, pleines de vieux grumeaux de sucre, elles sont trop vieilles, elle doivent avoir quinze ans » [1] -, puis elle remettait une enveloppe un peu gonflée à Maman, qui ne l’ouvrait pas et disait « Merci, mère ». A l’intérieur, en billets, une somme qui était censée représenter les intérêts de la dot disparue. Somme qui était censée nous faire vivre, nous quatre, Maman et ses trois filles, jusqu’à l’année suivante. Réglo, mais pingre [2].

Heureusement, il y avait mon autre grand-mère, il y avait Blandans, sa générosité jamais dite, jamais calculée, il y avait la maison, chauffée par les affouages, il y avait Tante Paulette et ses dividendes, qui allongeait la sauce en nous offrant des livres ou des vêtements. Et il y avait la guerre, qui allait couper la plupart des occasions de dépense et réduire tout le monde à la pauvreté.

Notes

[1Je les trouvais délicieuses, mais je ne disais rien, je sentais que ce n’était pas le moment.

[2Ça ne faisait qu’à peine la paye d’un ouvrier agricole de l’époque, logé nourri, lorsque je fais le calcul 80 ans plus tard.