Colin-maillard Chronique d’un printemps 32

Paris, mercredi 15 avril 2020

À la radio, comme chaque matin, la méfiance règne dans les questions et les réponses des journalistes et de leurs invités, sur les mesures prévues, les prés étaient, comme toujours, plus verts ailleurs, et c’est sans doute dur à supporter, cette méfiance généralisée.

Hier, en début de soirée, radios et télés nous prédisaient à tire-larigot que nous, les vieux, les plus de 70 ans [1], le 11 mai, non, ce n’était pas pour nous et que nous vivrions ainsi pour très, très longtemps, en fait, jusqu’à ce qu’on débarrasse le plancher en bon ordre, sans encombrer les services de réanimation. Prendre son ticket. Attendre son tour de réa. Lisser les statistiques. Certes, il y a plein de bonnes intentions dans ce soin autour de la vieillesse.

Il va falloir continuer comme ça dans la nouvelle vie que la présence du virus m’impose, réduite à ma condition de plus de 70 ans, encadrée dans les risques, cousue dans mon devoir de ne pas encombrer les rues de ma fragilité.
Les vieux sont à l’évidence une cible de préférence, et alors ? Est-ce une nouveauté ? Ne sommes-nous pas, par essence, plus fragiles parce que, forcément, plus usés ? Est-ce une raison pour devoir passer les derniers mois et les dernières années de ma vie, mal coiffée, masquée ou pas, numériquement tracée, sans l’ombre d’un plaisir culturel ou social, avec, comme seul projet, la gestion de mon frigo pour la semaine ?

Hier soir, la télé (Mezzo) a diffusé un concert de la Philharmonie auquel j’avais assisté. La 4e symphonie de Mahler. Désormais, sous cellophane ? À consommer en mangeant un yaourt sur mon canapé ? La moitié du plaisir était absent. Il me manquait l’enveloppe sociale et physique d’un plaisir culturel : il me manquait l’ennuyeux voyage en métro, l’ennuyeuse marche sur les pavés de l’esplanade, la délicieuse présence sonore d’un orchestre en train de jouer. Le hasard d’une rencontre à l’entracte, la délicieuse sensation du plaisir des autres, à côté de moi, et de crier Bravo avec les autres. Il me manquait la présence humaine bigarrée d’une rame de métro de la ligne 5, quand je redescend chez moi, pleine d’un bonheur commun avec ceux qui tiennent encore le programme de la Philharmonie dans la main, le regarde perdu dans le plaisir récent - ce bonheur qui se mélange avec la tristesse de voir les autres voyageurs, moins heureux que nous, les visages fatigués, les gens qui changent à Gare d’Austerlitz pour galoper après un train de banlieue.

Je sortirai tout à l’heure dans ce joli printemps, parcs fermés, pas le droit d’aller à plus d’un kilomètre. Comme j’y ai droit, hérissée de mes « gestes barrière » (novlangue). Quelle barbe.

Sûrement, quelque chose va changer. On ne peut pas rester figé comme cela. Observer ce changement qui doit s’opérer, en douce.

Blandans, lundi 15 avril 1940

En 1940, j’avais sept ans, la vie devant moi et plein de personnes bonnes et bien intentionnées avec moi. Je ne voyais pas du tout l’effroyable monde qui m’enserrait, les drames humains qui se déroulaient déjà depuis des années, que les grandes personnes, elles, devaient sentir, dénier ou craindre de voir arriver dans leur espace privé. J’allais entrer, à colin-maillard, dans la plus monstrueuse période de l’histoire, celle de l’extermination des juifs d’Europe, à côté de laquelle le virus fait très petit bras, même s’il tient, dans ses brins d’ARN, de quoi faire sauter l’organisation sociale actuelle de la planète.

Mon paysage préféré, l’Arcadie, ses menaces, comme chacun sait.

L’Arcadie, Thomas Cole

Notes

[1Pour moi qui suis déjà « en rab » sur l’âge d’espérance de vie, je trouve que 70 ans, ce n’est pas très vieux.