« Et pourtant elle tourne » Chronique d’un printemps 31

Blandans, dimanche 14 avril 1940

Ce matin, à la messe, nous avons à nouveau chanté nos acclamations, et toujours sans savoir qu’elles étaient carolingiennes, très vieux souhaits de victoire : Christus vincit, Christus regnat, Christus imperat. Majestueuses, enthousiastes, j’y participe depuis notre banc, debout, chantant avec cœur, ayant refermé mon petit livre de messe ; mais ça reste un peu dans le vide, on n’en entend pas encore les effets. Pas de victoire, pas de règne.

La guerre est toujours en panne ou au loin, mais elle a des effets secondaires sociaux.

À Blandans, on invitait beaucoup, il y avait les invités réguliers. Ceux du Jura venaient souvent pour déjeuner ou passer l’après midi, ils venaient de Frontenay, de La Sauge, de Mérona, de Lons, de Voiteur, de La Muyre, de Persanes ou du Bois-Vernois, et bien d’autres ; parfois, les cousins du Fioget. On leur rendait ensuite leurs visites, toutes entassées dans la 11 CV familiale, les sorties « en botte de poireaux », comme les appelait Maman qui aurait bien souhaité être un peu plus seule et libre.

Il y vient aussi, en séjour, une amie américaine de ma grand-mère, Mrs Spencer, toujours vêtue de violet, c’est elle qui nous avait offert notre basset Tessa, une petite chienne toute jeune, qu’elle avait lâchée dans la grande salle à manger et qui s’était élancée vers moi en courant, et en me terrifiant la première fois ; depuis son arrivée en 38, elle était devenue notre adoration. Claudine, toutefois, préférait Keddie, la jolie chienne cocker de Tante Paulette.

Tante Marianne Dollfus n’est pas notre tante, c’est une appellation affectueuse, pour cette dame petite, blonde - Marianne est teinte, disait la famille avec un certain air offensé - toute ronde dans des robes soyeuses, elle habite Chalon-sur-Saône ; nous sommes allées la voir l’année dernière, un grande occasion pour voir Blanche-Neige au cinéma, aller et retour dans la journée, plus la séance de cinéma, on était rentrées à 11 heures du soir.

Blanche-Neige n’était pas mon premier film : l’année dernière, j’étais allée à Lons pour la première fois au cinéma, je n’avais rien compris, j’ai quelques images dans la tête, un capitaine vociférant sur un pont. Cependant, Alerte en Méditerranée (L. Joannon, 1938) est d’actualité, même encore à présent, 2020, mélangeant allègrement guerre et fièvre jaune, quarantaine, terrorisme, attaque de gaz, Allemands, Anglais, Français. Un bon début dans la vie cinématographique.

Chaque été, le cousin Tonio, de Bordeaux, venait faire un séjour assez long, un mois entier, il arrivait, déjà tout bronzé, avec des chemises blanches ouvertes sans cravate, il était très gai, et riait beaucoup avec Maman et Tante Paulette, ils avaient même écrit ensemble l’an passé, sous le pseudo commun de P.S. Rosen, un roman [1]. Cette année 1940, on ne sait pas si oncle Tonio viendra : « Écoute, on ne peut pas savoir, on lui écrira plus tard, on verra ».

Les grandes personnes n’osent donc pas faire de projets pour l’été. « Du train où vont le choses ». Elles ne savent pas. Je commence à me douter, dans ce début de printemps, que même les grandes personnes ne font pas toujours ce qu’elles veulent. On doit donc être dans une situation bizarre.

Paris, mardi 14 avril 2020

Nous ne savons pas très bien non plus ce qu’on aura vraiment le droit de faire cet été.

Cependant, le discours d’Emmanuel Macron hier soir a ouvert une porte, il a permis de respirer un peu, de faire un compte à rebours, 11 mai. Ce matin, les critiques « il aurait dû » existent cependant, mais un peu coincées, un peu constipées, faiblardes, car, de fait, il ne leur a pas offert beaucoup de prises, « il » a même reconnu les tâtonnements du début, un peu dégonflé les polémiques qui tournent en rond, pris des décisions, et montré le bout d’un tunnel au 11 mai, une sortie encore timide et dont les précisions et ajustements sont confiés au gouvernement, mais, n’importe, c’est une sortie en vue. Une amélioration, pas "le normal".

J’ai retenu avec beaucoup de bonheur l’engagement de l’annulation de la dette pour les pays les plus endettés, au moins de la part de la France. À faire suivre sur le plan mondial.

« La Terre a quasiment cessé de tourner avec la pandémie de Covid-19, mais ce n’est pas le cas des satellites et des sondes spatiales. » : ainsi commence un article de Pierre Barthélémy, dan Le Monde du 7 avril 2020.
Dans Le Monde, ce matin, j’ai lu quelques éléments de la vie scientifique, la mort de Jacques Blamont, le lancement de la mission ExoMars reporté à 2022, ou les rivalités dans la course à l’espace : « L’agence spatiale américaine met les bouchées doubles pour assurer l’envol en juillet de la mission Mars 2020. Ce d’autant plus que les Chinois n’ont pas l’intention de renoncer à Huoxing-1, très ambitieux projet martien. ».

D’autres actions ont lieu hors virus ou incluant le virus, le pilotage de Curiosity sur Mars, ou l’observation des bruits sismiques de la terre, les plus petits, qui sont plus sensibles, plus audibles dans cette étrange période blocage économique.

Car elle tourne, comme disait à peu près Galilée.

La Terre
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Notes

[1Ce roman est paru aux Éditions Fayard, sous le titre Échec à la dame de cœur, dans une édition populaire, avec le dessin d’une jeune femme un peu évaporée sur une couverture en papier.