Ô souffle du printemps ! Chronique d’un printemps 29

Paris, dimanche 12 avril 2020

Avalanche des mails d’annulation, adieu Or du Rhin, Walkyrie avec Kaufmann dans le rôle de Siegmund, adieu, Messe en si, adieu, Symphonie alpestre. Et pour combien de temps, privation de concerts. Une vie sans concert ? Mortelle. Impensable. Ce matin, dans l’émission de France Musique, Le Bach du dimanche, on a pu entendre toutes sortes de messages de chefs confinés, sans orchestre, sans représentation. Comment tous ces artistes vivent-il cette privation. Une espèce de torture sociale assez extravagante. On me dira, c’est du luxe, ça dépend pour qui, pour eux, c’est leur vie. Ce qui n’enlève rien de rien à tous les malheurs des malades, des confinés et des chômeurs de par le monde. Les vivants et les morts, dans une drôle de situation.

Perte d’équilibre. Ces représentations-là, précises, je ne les aurai jamais, elles formeront un tas de regrets. Immense tas. Je me glorifie généralement de ne pas savoir ce qu’est le regret, là, c’est raté. Est-il possible que cette année 2020 soit désormais SANS CONCERT ?

Mon dernier concert, à cette date d’aujourd’hui, c’est la 9e Symphonie de Beethoven au théâtre des Champs-Élysées, le 29 février - un mois et demi, on dirait qu’il y cent ans - , dirigée par Yannick Nézet-Seguin dans son justaucorps blanc. Mon dernier opéra, c’est Fidelio, du même « Ludwig von », deux jours avant.

Beethoven, qui sait être le plus sensible, le plus dynamique, le plus triste, le plus subtil et le plus brusque, le plus réconfortant, le plus doué du sens du temps et de la temporalité.

Mon étrange pressentiment, quelques instants, pendant la représentation de Fidelio, qu’un jour, je me souviendrais de ce temps comme d’une période engloutie ? Je l’avais noté quelques jours après dans la note d’une chronique.

La radio offre un substitut pâle, mais heureusement présent. Pâle parce que désincarné. Parce que mon salon est trop petit, parce que la musique doit vous recevoir chez elle, et non pas moi, l’inviter chez moi, je suis bien trop petite.

Blandans, vendredi 12 avril 1940

La musique à Blandans n’arrivait, justement, que par la radio. Radio-Sottes, la radio suisse, qu’on percevait assez bien dans le Jura permettait de profiter des concerts qui avaient lieu, retransmis, aussi bien de Lausanne ou de Paris. Mais c’était dur, ça crachotait « Ah la la, quelle friture » , ça disparaissait quelques secondes, ça revenait. Tante Paulette aimait la musique classique, l’opéra, elle m’y a sans doute intéressée, mais je revendique mon goût pour cette forme d’expression comme vraiment personnel.

Maman avait une très jolie voix, elle ne chantait pas qu’à l’église le dimanche, soprano/mezzo soprano, pour autant que je l’aie dans l’oreille. Elle chantait en faisant la cuisine, en faisant une foule de choses, des chansons de l’époque, Charles Trenet, « Boum ! Tout dans mon cœur fait boum ! ». Ou Mistinguett, « C’est mon homme ». Mireille, « Couchés dans le foin avec le soleil pour témoin... » Et Tino Rossi, Marinella. Et mille autres.
Elle racontait que du temps où ils vivaient ensemble, elle avait dansé avec Papa, tous deux dans des costumes noirs ornés de dessins de squelette, la Danse macabre de Saint-Saëns, on avait le disque, à mettre sur le phono à manivelle tout à fait moderne. Elle chantait des quantités d’airs d’opérette, La Fille de Madame Angot était une de ses préférées. Elle y trouvait des citations pour mille occasions.
La musique classique et le grand opéra l’assommaient. Oh Wagner, quelle barbe. Une sœur de Papa l’avait invitée une fois à Paris au début des Années Trente à voir les Maîtres Chanteurs ( je pense que ce devait être des extraits et peut-être en français, mais tout de même mis en scène et en costume), elle racontait son ennui devant « ces gros bonshommes en tablier de cuir qui venaient chanter interminablement sur le devant de la scène ». Les opéras français lui plaisaient davantage, Manon, Faust, « Salut, demeure chaste et pure » ; Werther : « Pourquoi me réveiller, ô souffle du printemps ? »

Et la guerre ? Dans le nord, toujours. On peut encore chanter en faisant l’autruche.