Expérience et bords de mer Chronique d’un printemps 28

Paris, samedi 11 avril 2020

Hier soir j’ai fait une expérience, j’ai décidé de regarder la télé, toutes les chaînes dont je dispose, un bouquet SFR assez garni : j’ai donc parcouru (ça m’a pris deux heures !!) la centaine de chaînes, docu, sport, infos, fictions etc [1], moins de 10% échappaient au COVID-19. Saturation totale. En français, en anglais, en arabe, en allemand, en italien, en espagnol d’Espagne ou d’Amérique du sud, en russe, en chinois etc., le COVID-19 est partout, illustré des chambres de réanimation et d’ambulances dans des rues désertées. Quelquefois, la tête de Trump, il arbore désormais une cravate mauve.

Impossible d’échapper à la pandémie. Comme dans les mauvais rêves. Dans les très rares exceptions, ma préférée a été la chaîne chinoise francophone qui donnait un cours de cuisine, des moules à la provençale, j’ai regardé une minute. C’était tellement décalé que je suis retournée une dernière minute aux réanimations internationales, avant d’éteindre tout.

Blandans, jeudi 11 avril 1940

À la radio, le nom de Narvik est plus facile à retenir que les précédents ports scandinaves qui émaillent les nouvelles de ce début d’avril.

Narvik, pour moi, ça sonne un peu breton, comme dans le roman pour enfant que je lisais, Jobic, l’un des héros du Petit roi d’Ys [2].

Ce roman était paru en feuilleton dans Mon Journal, un illustré pour enfants que Maman recevait, enfant, pendant la Guerre de Quatorze, les numéros étaient reliés dans un volume épais, avec des dessins superbes, que je lisais à mon tour avec passion. Maman et nous, ses filles, nous avons eu, finalement des enfances un peu parallèles, à Blandans, pas d’école très traditionnelle : l’institutrice de Maman, entre 1914 et 1918, était Mlle Pérotte, elle ne valait certes pas Tante Paulette, si brillante et captivante ; Maman se plaignait que Mlle Pérotte ne lui avait appris qu’à promener sa chèvre dans les prés communaux.

Dans Le petit roi d’Ys, on avait la description du raz-de-marée effrayant qui avait dévasté, dans des temps reculés et imprécis, les côtes bretonnes et qui avait noyé la ville d’Ys, prospère, trop riche, dont des ruines incertaines peuplaient le fond de l’océan aux environs de Quimper, et contenant, bien sûr, un trésor. Punition du roi Gradlon, trop faible à l’égard des mauvaises mœurs de sa fille Arès (appelée Dahut dans le roman que je lisais), on la voit sur la reproduction du tableau de Luminais au musée de Quimper.

Ahès la fille du Roi Gradlon,
Le feu de l’enfer en son cœur,
À la tête de la débauche,
Mène à sa suite la ville à sa perte.

...
Gradlon, Gradlon, prêtez attention,
Aux désordres que mène Ahès,
Car le temps sera passé,
Quand Dieu jettera sa colère.

Et voilà comment les choses arrivent... Certains, en ce moment de 2020, cherchent des explications identiques pour le coronavirus. Les complotistes de tout genre.

Je reviens à Narvik qui ne sonnait pas comme une promesse de trésor. Des Anglais, on se méfiait toujours, la perfide Albion était un leit-motiv, bien qu’ils soient nos alliés, et, avec eux, nous avions formé un corps expéditionnaire (nouveau terme à retenir) qui combattait pour débarquer dans un port froid et lointain, là-haut, dans le nord.

À partir de l’expédition de Narvik, on a écouté les nouvelles trois fois par jour : aux deux repas principaux, on a ajouté le petit déjeuner. Je mangeais mes tartines devant mon bol de Phoscao en écoutant les grandes personnes commenter plus ou moins vivement la guerre qui s’animait. Les noms de Paul Reynaud, Mussolini, Hitler, Churchill passaient et repassaient. « Je me demande ce qu’en penserait Simon », disait ma grand-mère en déplorant que son mari ait quitté la scène deux ans plus tôt. Elle ne l’appelait pas souvent Simon, en fait, elle parlait de lui pour ses filles, en disant Papa. Et le plus souvent, c’était « Papa n’aimerait pas cela du tout. »

La fuite du roi Gradlon, E.-V. Luminais, Musée des beaux-arts de Quimper
domaine public

Notes

[1Cent chaînes ou plus, comme il y a beaucoup de doublons et d’autres qu restent cryptées, c’est difficile à compter.

[2Le petit roi d’Ys, roman de Georges Gustave Toudouze, met en scène les aventures d’un archéologue parti, avec le mousse Jobic, faire des fouilles dans les ruines ensevelies de la cité du roi Gradlon aux environs de Quimper.