Une semaine à vomir 3 Mexico ou À chaque jour suffit sa peine
« Amor de lejos, amor de conejos » [1]
Dimanche 28 octobre (suite)
Je vais passer mes deux derniers jours mexicains dans la pension que tient Madame Laudereau aux Lomas de Chapultepec, quartier chic de la ville : cette agréable pension de famille - comme il en existait encore dans les années Cinquante, avec une table d’hôte comme à la pension Vauquer du Père Goriot -, est le quartier général des profs de l’Alliance française. Ce jour-là, pas un collègue. Des inconnus dans les affaires.
Lorsque j’y étais arrivée, quinze mois plus tôt, le 21 juillet 1955, il pleuvait à verse. En arrivant, assise sur mon lit après un voyage compliqué de pannes d’avions, et avec un grand retard, regardant les sacs d’eau de l’été tomber dans une petite cour intérieure du rez-de-chaussée pleine de plantes vertes en pot qui buvaient copieusement, je m’étais dit : « Mais qu’est-ce que je fous là ? » Panique. J’avais eu une envie folle de courir à l’aéroport pour rentrer illico à Paris que, c’était évident, je n’aurais jamais dû quitter.
Quinze mois plus tard, ce soir du 28 octobre 1956, je ne suis plus dans la même chambre, celle-ci est au second étage, elle donne sur les arbres de la rue, il ne pleut pas, et après-demain matin, je serai précisément à l’aéroport. Comme si mon souhait se réalisait, trop tard, à contretemps, comme si le temps se retournait comme un gant, effaçant le paysage et les hauts plateaux de San Luis Potosi.
Le temps de l’attente tout à coup est fini. Finies les lettres sur papier avion. Finis les virements pour la pension de Jacques que j’avais placé (« en attendant ») chez une dame à Fontenay-aux-Roses, d’où Maman m’envoyait des photos. Finis les cours de français du premier degré, finis, les cours dits « supérieurs », finis les « rencontres pédagogiques », qui avaient lieu à Mexico pour les professeurs et directeurs des différentes Alliances françaises installées dans le pays. Ces rencontres m’avaient donné l’occasion de plusieurs voyages à Mexico chez Madame Laudereau. Le prétexte en était professionnel, mais, en réalité, ces voyages constituaient des soupapes pour les quelques jeunes célibataires titulaires d’un poste dans les états provinciaux ; la direction nous avait répété, à tous, aussi bien à Paris qu’à Mexico, en évoquant nos amours possibles, « Vous couchez avec qui vous voulez, mais pas d’histoire dans votre ville », on avait tous compris que les « histoires », donc, se dérouleraient dans l’anonymat de Mexico... d’où notre empressement à nous rendre à ces sessions de formation, qui offraient d’éventuelles aventures discrètes entre nous ou en dehors. Moi, ça avait été en dehors. J’en avais profité une ou deux fois pour mon grand plaisir. Sur la photo ci-dessous, je suis dans le fond vers la gauche, je me reconnais à ma frange.
J’avais eu à San Luis la réputation d’une jeune fille sérieuse et aimable. J’avais repoussé les propositions des quelques Potosiniens en quête d’une aventure avec une Française : le charmant Ezequiel se contentait de m’embrasser le soir, parmi les tombes du vieux cimetière qui servait de promenade boisée ; Salvador Nava, frère du recteur de l’Université le Dr Manuel Nava, et lui-même médecin, m’emmenait danser des slows dans une hacienda, à l’extérieur de la ville, en me susurrant des propositions explicites sur les plaisirs qu’il me procurerait si... mais non, no, nada, les fiançailles en France servaient de raison à mes refus.
Seul le curé de Jalapa chez la cousine de qui j’avais été en visite en décembre lors d’un voyage à Veracruz, avait souri de mes fiançailles avec Jean-Pierre : « Ah, chère demoiselle, faites attention, vous connaissez le proverbe, Amor de lejos, amor de conejos, amour de loin, amour de lapin. »
Ce soir du 28 octobre 1956, à Mexico, dans la pension Laudereau, je ne suis plus ni la jeune étudiante d’il y a quinze mois, ni la directrice de l’Alliance française de San Luis. Trois jeune Français, dans les affaires, très amusants, se trouvent à la table d’hôte, nous parlons et rions ensemble ; après dîner, ils m’apprennent à jouer au poker, en buvant bière sur bière, pour moi ce seront des Dos equis ( la 2 X), ma préférée. Je suis vaguement ivre, je perds un peu d’argent et je m’amuse beaucoup. Ils seront encore là demain, tant mieux. Vacances.
II. Lundi 29 et mardi 30 octobre 1956
En fait, ces deux jours ne seront pas des vacances mais une course éperdue, pour mes bagages et pour récupérer mon passeport diplomatique au siège de l’Alliance française.
— Les bagages d’abord, il faut enregistrer le ballot. Le lundi matin 29 octobre je retourne à la gare centrale, puis la journée se passe en démarches, entre les entrepôts à la gare et les bureaux sur l’avenue de la Reforma. Cela me déleste de 539 pesos notés dans mon agenda. Les encombrements de Mexico sont célèbres, les rues sont très étroites, je reste bloquée des heures dans des bus, je grignote des tacos et du poulet grillé achetés à des petites voitures à bras, rangées le long du trottoir, genre voiture de quatre saisons qui existaient alors à Paris [2]. Adieu à la Cathédrale, adieu à la belle ville de Mexico. Un coup de fil à Yves J., il est absent, donc pas d’adieux.
Le soir, je dîne à nouveau avec les trois garçons de la veille, on rejoue au poker, ils me plument à nouveau de quelques pesos et nous buvons encore bien trop. Je me sens très libre tout d’un coup, flottant sans plus de responsabilité.
— Le lendemain mardi 30 octobre, je passe au siège de l’Alliance française de Mexico, et là, Chevallier, le directeur, m’apprend qu’il a égaré mon passeport diplomatique qu’il avait récupéré au consulat quelques jours auparavant. Impossible de le retrouver, il a tout retourné dans les locaux professionnels et chez lui. Bon dieu, la veille du départ.
La journée se transforme en course aux ambassades et consulats de France et des États-Unis, avec la confection d’un document attestant qui je suis, couvert de tampons et sceaux de toutes sortes tout en réactivant mon passeport ordinaire : il ne s’agit pas seulement de quitter le Mexique, il me faut mon visa de transit pour les États-Unis, on joue la hâte, les sourires nécessaires, les attentes dans ces lieux feutrés, les jeunes attachés qui font les importants, tout cela pour passer sans problème demain à l’aéroport de Mexico et à mon arrivée à Idlewild [3], sans compter l’embarquement à New-York pour quitter les États-Unis dans deux jours.
Déjeuner et dîner avec les Chevallier, au restaurant à midi et le soir chez eux. Repas doublement arrosés : il faut se remettre des épreuves subies et on fête mon futur mariage avec Jean-Pierre, qui est le fils du secrétaire général de l’Alliance française à Paris (notre patron à tous). Chevallier me raccompagne en voiture chez Madame Laudereau, je tombe à nouveau sur les trois garçons qui jouent au poker, ils ont abandonné la bière pour le bourbon, allez, quelques dernières parties, selon eux, j’ai fait des progrès. On ne parle sans doute pas de Budapest, d’où les chars soviétiques ont fait mine de se retirer, et où Imre Nagy a appelé les Hongrois au calme, c’est loin, l’Europe ! Et plus loin encore, Gaza, le Sinaï, envahis par les Israéliens.
Je bois du bourbon comme un trou et en montant me coucher, j’ai sérieusement la tête qui tourne dans les escaliers rectangulaires de la pension Laudereau, une villa des années Trente.
Dans ma chambre, jetée en travers de mon lit, après cette fatigante journée, je suis plus que jamais en transit, transit de lieu, transit d’identité. Aujourd’hui, en 2019, il est facile de comprendre pourquoi je bois tant dans ce court séjour. Car enfin, qui transite, vers quoi ? Me marier est le but, récupérer Jacques, sa conséquence, mais où habiterons-nous, avec quel argent, j’étais partie de France dans des contretemps et pas mal de mensonges bâtis par d’autres mais acceptés par moi. L’horizon de la course de haies est un écran flou que je ne regarde pas.
Demain, je serai à New York.
À chaque jour suffit sa peine.
(À suivre)
Notes
[1] Proverbe mexicain, « Amour de loin, amour de lapin », autrement dit, sans solidité et sans importance.
[2] Celles-ci ont disparu dans les années Soixante-Dix.
[3] Idlewild Airport est le nom porté jusqu’en 1963 par l’actuel John F. Kennedy International Airport de New York.