Une semaine à vomir 2 Quitter San Luis Potosi
28 octobre – 9 novembre 1956
I. Dimanche 28 octobre 1956. San Luis Potosi - Mexico
Le matin du 28 octobre 1956, le ciel est bleu fixe et le soleil tropical, brillant ; la saison des pluies est bien finie, je suis sur le quai de la gare de San Luis Potosi, ma frange, mon chignon, mon tailleur marron, mon attaché-case de cuir marron à la main - Audrey Hepburn avait lancé la mode -, j’attends le train pour Mexico, entourée d’une quinzaine de personnes qui m’embrassent, me glissent des petits cadeaux, des bouts de papier avec des adresses. Je rentre en France.
Comme mon retour, anticipé, n’est pas pris en charge par l’Alliance française - je rentrais à mi-contrat -, j’ai décidé de voyager le plus économiquement possible en prenant le bateau de New York au Havre. Pour la première partie du retour, c’est-à-dire pour quitter San Luis Potosi, j’ai aussi lésiné en prenant le train (un trajet de hui à dix heures) pour Mexico au lieu de l’avion (un vol d’1 heure) qui avait été mon moyen de transport habituel dans le temps du séjour. De Mexico à New-York, en revanche, je m’offrirai l’avion. Voyage fragmenté, qui va fonctionner comme une série de sas entre deux mondes.
San Luis était une ville remarquable par ses rues carrées à la romaine, avec un pavage superbe d’énormes dalles de basalte gris foncé et ses églises baroques hallucinées : la façade du Carmen est un exemple de mes photos minuscules et grisâtres [1]. Fondée au XVIIIe siècle, pour exploiter les filons argentifères, la ville abrite dans les années Cinquante une grosse usine américaine (l’Asarco), qui extrait et travaille désormais le plomb qui enrobe les filons d’argent. Plusieurs ingénieurs américains suivaient d’ailleurs mes cours de français.
La gare est située non loin du centre, assez moderne, basse, en béton clair, construite en terminus : les trains y arrivent, butent sur la ville et en repartent à l’envers, comme à la gare de Lyon (Paris) ou à Saint-Charles (Marseille). Ce qui lui donne l’air important. Devant la gare, une place plantée d’arbres abrite quelques taxis, et des arrêts de bus, ces bus crasseux et branlants dans lesquels j’avais circulé pendant les quinze mois précédents. Ils n’ont pas de numéro, mais des couleurs, on m’a expliqué que c’était en raison de l’illettrisme.
Quinze mois auparavant, le jeudi 21 juillet 1955, sur ce même quai, vers 6 heures de l’après-midi, les membres du comité d’honneur de l’Alliance française, tous alors inconnus, formaient le comité d’accueil pour l’arrivée de la nouvelle directrice envoyée de Paris, une jeune personne de 22 ans, mon premier poste, moi, Hélène Puiseux. Un photographe dans la rue commerçante piétonne par un jour froid de novembre 1955, c’était la mode de ces photos prises à l’improviste, m’a prise, l’air lugubre : j’étais pourtant contente d’être là, sensible, déjà, à ma nouvelle vie, ce qui ne se voit pas du tout, j’ai encore une allure d’étudiante parisienne des années Cinquante.
Aujourd’hui, la même jeune personne, qui court maintenant sur ses 24 ans, quitte la ville, en laissant sans doute quelques regrets, des promesses de s’écrire, oui, on se reverra. Le comité est bien plus étoffé qu’à l’arrivée, avec tous les officiels, les deux mêmes journalistes du Sol et du Heraldo, pas mal d’anciens élèves de l’Alliance ou de l’Université où je donnais aussi quelques cours, et des amis que j’ai connus dans la ville. Depuis le début du mois, j’ai rendu mon appartement de la rue Tomas Estevez et je loge comme à mon arrivée en plein centre à l’hôtel Nicoux, tenu par une vieille dame et ses deux filles montées en graine, une famille franco-suisse émigrée.
Hier samedi, on a fait ma fête de départ (une despedida ) dans les locaux de l’Alliance, situés au 16 de la rue Los Bravo, plein centre, tout près de la cathédrale de pierre rose et du palais du gouverneur.
Ce matin, depuis l’Hôtel Nicoux, vers 7 heures, j’ai téléphoné à la gare en demandant à quelle heure passerait le train de 8 heures, on m’a répondu, « Vers 10 heures », ce qui signifiait qu’il était à peu près à l’heure. À présent il est 9 heures et demie, le temps s’étire, en attendant le sifflement rauque du train, ce son typiquement américain qu’on entend dans Le Train sifflera trois fois. Il venait de la frontière américaine, Ciudad Juarez, très au nord-ouest, ou Nuevo Laredo par Monterrey.
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Pourquoi ai-je « anticipé » ce retour en France ? Eh bien je rentre à Paris, pour me marier avec Jean-Pierre B, un fiancé que j’avais laissé dans des conditions mal bâties. Il m’avait dit, « Ce sera une épreuve, c’est très romantique, pars pour trois ans, ma chérie, le temps que je fasse mon service militaire [2] », et puis, à peine moi partie, il s’est aperçu que l’ « épreuve » était trop dure pour lui et qu’il s’ennuyait, « reviens ma chérie ».
Ce retour est une bêtise, je le sais déjà un peu lorsque je quitte San Luis Potosi, et que je dis adieu à mes amis, Juan Blanco, Carmen et Berta-Josefina Gouyonnet, le Dr Pablo Martinez Loyola, Ana-Maria Gomez del Campo, la petite Imelda Martinez qui me jouait la Lettre à Élise, Socorro Caire, Carmen Loyola, l’Ingénieur Perez Molphe, Tonia Quijano, Tita Sharpton (mon alter ego pour les USA) etc. Ils sont présents sur la photo ci-dessous. Tout le monde pleure, moi aussi. On sait bien qu’on ne se reverra jamais, même si on assure le contraire.
Ça y est, le très long train a sifflé trois fois, il entre en gare, ruée pour trouver le wagon, derniers abrazos, derniers baisers, dernières larmes, je monte dans mon compartiment de première classe améliorée, où je suis - et resterai - seule. Mes bagages ont été chargés dans le fourgon de queue, je les retrouverai ce soir à Mexico. Demain, je devrai en enregistrer une partie, à part, un gros ballots qui voyagera sans moi, qui, de Mexico à New York, prendrai l’avion. Le ballot entamera un long périple qu’il achèvera deux mois plus tard à la douane à Paris, tapis, couvertures, rideaux, bouquins, disques (c’est encore le temps des 33 tours, ça pèse et ça encombre).
Voilà, je suis dans le train, assise toute droite - comme Helena Ramirez [3] -, sans me retourner, dans le sens de la marche. Je me mouche une dernière fois. Les mouchoirs s’agitent probablement, mais je ne regarde ni les gens, ni le quai, le train retrouve sa voie unique dans le désert environnant parsemé de touffes épineuses, qui abritaient, quand je m’y promenais, de petits animaux secs, vifs, marron ou gris. Au pire, attention, il pouvait y avoir un serpent à sonnettes.
Oui, ce retour était une bêtise : depuis quelques mois, en pointillé dans les lettres régulières et fréquentes de JP, encre bleue sur papier avion, j’avais remarqué l’apparition d’une jeune Allemande - Anneliese -, à qui il fait connaître Paris, sous couvert de débrouiller ses papiers. Je lui avait écrit au mois d’août : « Elle a l’air de t’occuper beaucoup, si tu n’as plus vraiment envie que je rentre, dis-le moi pendant qu’il est encore temps ». « Mais, non, ma chérie, que vas-tu imaginer, je l’aide, cette fille, c’est tout, je lui rends le service que bien des gens ont dû te rendre lorsque tu es arrivée au Mexique, reviens, reviens ! » . Mon impression défavorable avait été recouverte par la forte envie de rentrer voir ceux que j’ai laissés en France (mon fils, ma mère, mon fiancé) et dont l’existence forme un nœud compliqué qu’il importe de dénouer, ce mariage fait partie du plan. Je viens d’écrire « mon fils ». Oui, mais à San Luis, on ne savait pas son existence. Ce qui faisait partie du nœud qui avait provoqué mon départ au Mexique et que j’allais retrouver en rentrant.
Si je suis un peu consciente de la confusion que je vais trouver au retour, en revanche, j’ai la certitude absolue que je laisse derrière moi un pays, un séjour, des relations, totalement fermés sur eux-mêmes, comme un paysage sous une boule de verre.
Le train roule lentement, je regarde ce paysage que je ne reverrai jamais. La vie que j’y ai menée, non plus. Je ne secouerai la boule de verre que dans mes rêves, parfois, la nuit, en me disant, « Cette fois, je ne rêve pas, enfin, je suis vraiment revenue au Mexique ». Et puis non, je me réveillais et j’oubliais à nouveau le Mexique, ce que j’y avais vécu, c’est-à-dire une métamorphose.
La ligne opère un long trajet sur les hauts-plateaux arides, avec de nombreux arrêts dans les gares poussiéreuses et blanches où les marchands courent le long du train pour vendre leur Coca-cola, leurs délicieux sandwiches garnis de feuilles de salade qu’ils lavaient sans façon dans le ruisseau de la rue, leurs tamales (petits pâtés chauds de semoule de maïs fourrés de parcelles de viande ou de légumes) ou leurs fruits épluchés.
Dans les villes on s’arrête de longs moments et, comme il y a quinze mois, à Quérétaro, je retrouve le bruit de l’exécution de Maximilien d’Autriche, condamné à mort, fusillé sur ordre de Juárez le 19 juin 1867, dans cette ville claire où tombent avec lui les rêves français d’un empire européen au Mexique.
La ligne enjambe des gorges déchiquetées, où j’aperçois des rios étiques ou inexistants, sur des ponts métalliques assez effarants et très bruyants. Les gros cactus, les nopales, dont les feuilles charnues une fois épluchées et cuites font de délicieuses salades - genre fond d’artichaut -, se dressent parmi les cailloux.
Paysage de cinéma. Cinéma qui m’a enveloppée pendant tout mon séjour. J’en suis devenue fanatique, à raison de dix films par semaine.
Au bout de cette lente séparation spatiale et ferroviaire d’avec le monde de San Luis Potosi, voici les bidonvilles terribles de Mexico, les faubourgs médiocres, puis les immeubles grandissent, la ville s’étale immense sous la silhouette du Popocatepetl, voici la gare terminale de Mexico, où grouille la foule très mêlée, mélange des Indiens et des Mexicains des classes moyennes. Personne de « très riche » : la population ferroviaire est composée de demi-pauvres et de demi-riches ; les vrais pauvres ne bougent pas et les riches prennent l’avion.
Mon attaché-case marron à la main, je vais au bureau des bagages voir si mes valises bleues et mon énorme ballot m’on suivie. Je récupère les valises et laisse le ballot. J’y reviendrai demain terminer son transfert vers New-York, là, à sept heures du soir, le service international est fermé.
(À suivre)
Notes
[1] Des photos de cette époque et de ce lieu, je n’en ai presque pas, ce n’était pas la mode. Elles sont d’une qualité épouvantable. Sur internet, le stock des photos de la ville est bien trop récent pour être utilisable. Je suis vouée surtout à mes souvenirs, et le lecteur éventuel, à son imagination.
[2] C’était la guerre d’Algérie. Le contingent y était envoyé.
[3] Dans Le train sifflera trois fois, (Fred Zinnemann, USA, 1952), Helena Ramirez, (Katy Jurado), est la patronne du saloon, elle a été maîtresse de Gary Cooper, shérif sur le départ et qui vient de se marier avec une pure et jeune Quaker, Grace Kelly. Au moment des règlements de compte entre le shérif et des bandits, les deux femmes décident de fuir la ville, mais Helena laisse entendre à Grace Kelly de ne pas abandonner son mari et le train n’emporte qu’elle.