Laideur du paysage 3 Problèmes de mises en scène
1. Dimanche dernier, je suis allée voir Bérénice (Racine, 1670), au théâtre Gérard Philipe à Saint-Denis. Mise en scène d’Isabelle Lafon.
Je suis sortie pas contente du tout. J’ai cru, au début, quand j’ai vu les comédiens assis autour d’une table, qu’ils allaient se livrer à une lecture, une réflexion sur la manière de répartir les rôles, de poser le problème de jouer une situation historique vécue au Ier siècle de notre ère entre Rome et le Moyen Orient, reprise au XVIIe siècle dans la France de Louis XIV, et représentée aujourd’hui, à Saint-Denis. Non, ce n’était pas ça. Un comédien après avoir résumé une de ses tirades en français d’aujourd’hui, a pris le rôle d’Antiochus. Puis, tout s’est ratatiné.
Le texte est coupé de plus de la moitié, toute la démarche usante d’une relation amoureuse à trois personnages, longue, finissante, infinie, est réduite à quelques scènes. Les confidents passent plus ou moins à la trappe. Le chemin intérieur de Titus est broyé et celui de Bérénice réduit, même si elle est jouée par deux comédiennes. Car Isabelle Lafon change de comédiens en cours de route, elle en supprime, les rôles sont interprétés sans distinction de sexe, hommes ou femmes, interchangeables ou non, on est l’un, puis l’autre... Pas de costume, sauf une des deux Bérénice vaguement drapée de noir qui évoque une femme palestinienne actuelle ; quelques mots dits par elle sur les citronniers de Palestine, ajoutés par I. Lafon, prêchent en ce sens. On se demande par quel contresens. Car le problème palestinien actuel, sa relation avec Israël, que sa silhouette évoque n’est pas du tout en accord avec la pièce qui l’ignore et pour cause, il n’existe pas à cette époque sous sa forme politique : or c’est le seul costume, il doit avoir une importance, je l’ai peut-être mal compris ?
Car enfin, Bérénice est reine de Palestine certes, mais elle est juive et issue de la Judée que Titus vient de romaniser avec l’aide d’Antiochus. La cause de la reine, ce n’est pas celle de la Palestine dont elle n’a cure sauf qu’elle va devoir y repartir contre sa volonté, mais c’est bien sa cause seule qui la préoccupe, au point de l’aveugler, c’est-à-dire celle d’une femme follement amoureuse et qui partage avec Titus tant d’années de souvenirs personnels, tant d’espoirs, tant d’attente : pour cela, dans Racine, elle a à sa disposition des centaines d’alexandrins à la fois nobles, inquiets et simples ; hélas, Isabelle Lafon la fait courir autour de la grande scène (très bel espace, pas bien utilisé) en sautant par-dessus des chaises pour montrer sa joie, renverser des verres d’eau et des papiers pour montrer sa colère, puis se rouler par terre pour montrer sa douleur. C’est là qu’elle est remplacée momentanément par la femme en noir. Tout est escamoté, réduit à une pincée de gestes vulgaires ou dérisoires. Toute la délicatesse et la puissance du texte sont parties. Exhibitionnisme simplet.
« Toute parole est politique », écrit Isabelle Lafon dans sa déclaration d’intention qui est bavardage de mots creux (programme distribué sur place). Couper une pièce de moitié est une erreur tragique. « Corporéiser » des alexandrins, une sombre sottise. Sans doute le déroulement de l’amour est-il trop long au temps des tweets et des SMS. En une heure et quart, ici, c’était torché.
J’ai relu la pièce en rentrant, et ma journée m’est tombée des mains, devant la beauté des vers, la finesse de la progression et des retournements de situations des trois amoureux, la construction des contraintes, la sobriété du dénouement. J’aurais dû me contenter de relire Racine et ne pas aller à Saint-Denis, ce lieu pourtant parfois merveilleux où j’ai vu notamment, il y a bien trente ans, cette même reine Bérénice dans la pièce de Corneille (Tite et Bérénice) mise en scène par Jacques Rivette.
2. Hier jeudi, j’étais à l’Opéra Bastille, pour voir Les Troyens, (Berlioz), composé entre 1856 et 1858.
Même jeu, même déception. Entre Berlioz et l’Énéide de Virgile, dont Berlioz s’est inspiré pour le livret, D. Tcherniakov, le metteur en scène, s’est interposé et lourdement. Il a ramené ses propres obsessions, un psychologisme de bazar, dans l’Énéide et dans ce qu’en avait tiré Berlioz. Tous deux ont dû râler dans l’au-delà, qui heureusement n’existe pas.
Vous saurez donc que si Cassandre est une visionnaire - et donc dérangée -, c’est parce qu’elle a été violée par son père Priam ( représenté en dictateur d’opérette libidineux ) quand elle était petite. Qu’on l’appelle dans le livret, à plusieurs reprises, la « vierge inspirée », Tcherniakov s’en fout. Il a une video qui sert de preuve par deux fois au cas où on ait raté la marche. Imparable, on se croirait sur Facebook.
Vous apprendrez aussi que si les Grecs s’introduisent dans la ville, c’est moins par le Cheval qui subsiste dans les surtitres, que par la trahison d’Énée, mais bien sûr, c’est lui, le traître à Troie : là aussi, une video nous montre la preuve, le petit mot d’adieu griffonné par Créüse (sa femme) qui se suicide, si tu n’avais trahi que moi signé Créüse etc. D’ailleurs on le voit aussi sur scène en train de serrer la main aux soldats ennemis. Un peu plus tard, Troie se rend, sans incendie, presque pas de flammes, des viols mimés et ridicules, pendant que Priam et Hécube sont raides, suicidés dans leur salon, façon Les Damnés de Visconti.
Et alors là, j’en ai eu marre, c’était l’entracte et je suis rentrée chez moi, après avoir bavardé avec deux amis moins agacés que je ne l’étais. Je sais, je ne devrais pas écrire sur un spectacle dont je n’ai pas vu la totalité. Mais j’avais lu que Carthage était une maison de cure, où Énée, après son périple en Méditerranée, se reposait en tombant amoureux de la patronne, Didon [1].
Je passe sur le reste inintéressant, des foules de Troyens (en liesse ?) habillés comme des chômeurs des actualités cinématographiques allemandes ou américaines des années Trente, les fringues vaguement années Cinquante du reste de la famille, les informations courant en lettres lumineuses au-dessus du salon de Priam (je ne ne devrais pas me plaindre, c’était très lisible, mais loin du style de Virgile et de Berlioz) des Grecs en militaires droit sortis de Beyrouth, Cassandre fumant une cigarette devant le tombeau d’Hector etc. Pourquoi ? Pourquoi ?
Les foules étaient mal dirigées, la direction d’acteurs par moments relevait de la malveillance, raides, à la gestuelle stéréotypée, mais il est vrai que Tcherniakov n’aime finalement aucun des personnages.
Les mythes ne sont pas sacrés. Libre à Tcherniakov de refaire la Guerre de Troie à sa façon, mais qu’il commande alors un opéra nouveau et laisse en paix Hector Berlioz.
La musique est plutôt belle, et les chanteurs plutôt bons.
Eux et le chef n’ont-ils aucun pouvoir sur la mise en scène ?
Seraient-ils donc d’accord avec ces trahisons ?
Il paraît que là aussi, on a pas mal coupé dans l’opéra [2].
Entre temps, hors de ces spectacles que je trouve absolument ratés pour cause de mise en scène abusive, je lis Retour à Lemberg, de Philippe Sands, Albin Michel, 2017, à propos de la liquidation des Juifs d’Europe programmée et en grande partie exécutée par l’Allemagne sous le IIIe Reich (1933-1945).
Ça a un lien ? Oui. Peut-être. Mais c’est compliqué à expliquer donc à la prochaine.
Notes
[1] (Non, c’est une patiente elle aussi, pardon !)
[2] La veille, j’avais écouté, dans le même lieu, la 3e symphonie de Gustav Mahler, avec le même chef (Philippe Jordan) ouf, pas de mise en scène à craindre, musicalement, c’était sublime.