Un « joli mai » en 1967 Week-end, Jean-Luc Godard, 1967

Weekend

Après un mois de mai peuplé de « ponts » et de grattage de lyre sur 1968, il était bien d’aller voir Week-end : le cinéma Les Écoles a eu la bonne idée de programmer ce film tourné en 1967 par Jean-Luc Godard, dont j’avais gardé une idée assez confuse, et dont les souvenirs des uns et des autres semblaient se résumer à un long embouteillage, placé plutôt au début du film, même s’il y en a des rappels vers la fin.

Moi, ce que je me rappelais, c’était une sorte de campement dépenaillé dans la campagne, où les membres du FLSO (Front de Libération de la Seine-et-Oise) dont Anne Wiazemski fait partie, se promènent en criant, tirent des coups de fusil, tuent hommes et animaux, téléphonent d’imaginaires mots de passe sur des postes de campagne, jouent à la guerre sous les taillis, et, à la fin, mangent de la viande juteuse, animaux de ferme volés et morceaux de touristes tués le long de la route, les uns et les autres cuits ensemble, au barbecue ou sautés à la poêle. Cette séquence cannibale de guerre de libération du département termine le film, le couple incarné par Jean Yanne et Mireille Darc est tué. Je me souviens d’avoir été assez choquée par la caricature de ces jeunes « révolutionnaires ». J’étais jeune moi-même et peu sensible à l’humour noir de Godard. Je prenais la révolution au sérieux. J’étais scandalisée de la voir caricaturée. J’ai vieilli, la révolution est caricaturable, et, hélas, souvent caricaturée.

Ce film est un pur Godard, c’est-à-dire qu’il n’est absolument pas racontable, comme tous les Godard. Il faut le voir, l’entendre, se laisser surprendre, se laisser dérouter.

Dans la Seine-et-Oise ensoleillée ou pluvieuse, un couple (Mireille Darc/Jean Yanne) essaie de partir en week-end, et n’y parvient pas, une sorte de situation qui rappelle, explicitement, l’Ange exterminateur de Luis Buñuel. Comme tout le monde en fait autant, un gigantesque bouchon se forme et bloque les amateurs de week-end.

Tout au long, on voit une suite de situations, ce couple et ceux qui les entourent, se montrent égoïstes, avides et en même temps perdus, à la fois odieux et pitoyables. Mireille Darc et Jean Yanne se sortent de l’embouteillage de manière désinvolte et brutale, risquent et provoquent des accidents, et abandonnent brusquement la route principale, pour se retrouvent ensuite perdus dans la campagne : de ce monde agricole et forestier, ils ne sortiront plus.

Ils croisent des personnages étranges, de ce temps ou d’un autre temps, Emily Brontë, Saint-Just, Alice au pays des merveilles, Joseph Balsamo, dans une succession intime et intense - la signature même de Godard - d’images, de sons et de lumière, musique et paroles, cris, klaksons. Les scènes se succèdent, précédées des gros titres chers à Godard, en lettres capitales géantes - bleu, rouge, noir -, il n’y avait pas de scénario écrit, on improvisait - , tentative de vol de voiture, attaque de personnages divers, coups de fusils, disputes dans la voiture, un viol dans un fossé, des accidents, des incendies de voitures renversées, du Mozart [1] joué sur un Bechstein dans une cour de ferme, scène filmée dans une succession de panoramiques concentriques sublimes de Raoul Coutard , ou batterie de jazz, silences, lectures, bruits, lecture d’une déclaration politique (peut-être de F. Fanon ?) sur l’avenir du continent africain prophétisée par un Noir en train de mange un sandwich jambon/baguette, Jean-Pierre Léaud chantant dans une cabine téléphonique (Allo, tu m’entends, [2]) etc. La mort au bout.

Le film a un thème, un « discours », autour duquel tournent les séquences : c’est la violence de la société occidentale, ses excès, la folie de la consommation, son égoïsme, ses bêtises, sa cruauté, les révolutions qui s’ensuivent, des traits de son histoire, de sa culture, de ses espoirs, de ses blocages, le tout dans une caricature voulue, cruelle. Pourtant, comme toujours chez Godard, le film est semé de parcelles d’une tendresse extraordinaire pour ce genre humain à la fois si méchant et si démuni, qui viennent soit de l’image, soit du son, lumières, paroles, le son de la voix de Mireille Darc, une couleur, une perspective, une place de village d’Ile-de-France. Des images extraordinaires faites avec des « riens » (Raoul Coutard était directeur de la photographie ), des détails menus et fondus dans un tout, un jeune homme debout contre une porte de grange, le récit assourdi de Mireille Darc racontant des scènes de libertinage banales et minables, des gestes, la couleur d’un étang, les champs de la Seine-et Oise, les tracteurs, les routes, les arbres, les fossés, les talus, les voitures qui brûlent, une rue de village, les gens qui jouent à la guerre en tuant vraiment.

En se terminant, en effet, sur une consommation taboue, celle de la chair humaine de touristes étrangers. Jean-Luc Godard a bien perçu notre monde - la société de consommation sans frein -, drapé dans la violence des égoïsmes ou celle des oripeaux idéologiques : Week-end le décrit il y a cinquante ans, et l’anticipe tragiquement, dans sa diversité monotone et cruelle.

Notes

[1Sonate pour piano KV 576 de Mozart.

[2Chanson Allô… tu m’entends de Guy Béart