Argent amer Un film de Wang Bing, 2016

Argent amer, l’affiche en langue anglaise

Wang Bing, comme à son habitude, et comme tous les très grands documentaristes, ne fait pas un film : il permet au spectateur de sortir de son fauteuil de cinéma, et même carrément de Paris, pour se promener à sa suite, des heures, des jours, des saisons durant, entre 2014 et 2016, à Zhili, près de Huzhou, une ville chinoise au sud de Shanghai, qui regorge de petits ateliers de confection en sous-traitance. Il s’explique fort bien dans un interview donné à Libération (21/11/2017) sur sa manière de travailler dans cette ville.

Presque entièrement en cadre court, en respiration courte, Wang Bing suit avec sa caméra, comme un fantôme discret et efficace, des ouvriers, hommes ou femmes, venus du Yunnan lointain et arriéré, il décrit sans mot dire leur vie en petits morceaux, en hachis, au rythme hypnotique des points piqués à la machine le long de tissus qui, assemblés, viendront orner les cintres et les tourniquets de nos magasins de fringues.

Un monde répétitif et provisoire

Tout est à la fois répétitif et provisoire, au gré des invisibles contrats des sous-traitants, au gré des rythmes à assurer, entrecoupés des coups de fil sur les portables omniprésents, au fil de journées qui n’en finissent pas, (7 heures - minuit), la nuit est mordue constamment par le labeur, la vie est dévorée par le boulot ponctué des récriminations, des expressions de violence, de brutalité, de minuscules projets et de désespoir, et, en même temps, on voit l’inébranlable vie chinoise, qui va, qui gagne toujours et qui m’a toujours fascinée lors de mes onze voyages en Chine.

De la ville, on ne verra pas grand-chose : quelques grandes rues parfois longées d’arbres, quelques stations de taxis jaunes et verts à grande capacité, des triporteurs surchargés, des gros camions chargés de cartons qu’on bâche en cas de pluie. Il pleut souvent, dans le climat semi-tropical qui règne au sud de Shanghai. Le plus souvent, les scènes se passent dans un immeuble à coursives, aux escaliers raides en béton brut rarement balayés, et aux balcons duquel, parfois, des hommes et des femmes se penchent, pour regarder la rue, longée de ces mêmes immeubles et qu’on devine tous occupés par ces mêmes petits ateliers encombrés. Dans cette rue, parfois un accident, une scène de ménage, une brusque averse, des ballots de T. shirts qu’on entasse ou qui tombent, créent une brève diversion qui, le plus souvent, n’a même pas lieu, pour respecter les rythmes.

Amère nécessité

L’ immense À l’Ouest des rails (Wang Bing, 2003) faisait pénétrer dans la grande industrie lourde du nord de la Chine en train de s’écrouler ; ici, dans Argent amer, Wang Bing poursuit le même type de présentation pointilliste d’une vie ouvrière, mais cette fois dans un monde qui roule et produit : le travail est pris comme une force de la nature, un torrent, une nappe, une plaque tectonique qui va son chemin, aveuglément, où les individus s’agrippent, entraînés, d’où ils tombent momentanément, embauches pour quelques jours ou heures, licenciements secs, un provisoire permanent si j’ose dire. Wang Bing le dit dans l’entretien de Libération : « Je sais que pour bon nombre d’entre eux, il y aurait énormément de raisons de partir, surtout après plus de dix ans à travailler à ce rythme, mais pour des gens appartenant à ces couches de la société en Chine, la part de choix est minime, et même si l’on est insatisfait de la manière dont on vit ou travaille ou si les rapports sont difficiles, on est conduit à s’en contenter, et à avancer coûte que coûte, en faisant avec ce qu’on a. » Le droit du travail comme un luxe lointain.

Huzhou, le Sheraton
© Wikipedia

Si un jour vous passez par Huzhou, on vous emmènera voir dans les alentours les ravissants vieux villages du Zhejiang, les forêts et les lacs, musées naturels soigneusement entretenus pour le tourisme ; on vous montrera dans la ville même l’hôtel extravagant situé sur le fleuve, ou même peut-être que vous y habiterez ; vous aurez droit aux grands restaurants avec leurs tables de huit, où se succèdent les multiples plats : mais avant d’y arriver, vous aurez peut-être roulé dans le faubourg de Zhili, le long de ses rues faussement tranquilles, avec leurs façades à coursives ; vous saurez, grâce à Wang Bing, que les ouvriers y avalent à n’importe quelle heure du jour et de la nuit, des bols de nouilles au milieu des tissus entassés, des paquets de T. shirts prêts à l’exportation, des tables à repasser, des alcôves crasseuses où sont étroitement disposés les lits où ils dorment, abrutis de travail, ou sur lesquels ils comptent quelques dizaines de yuans tout adoucis par de multiples passages entre les doigts, un soir de paye ou simplement parce qu’on les a mis à la porte, ils étaient trop lents.

Une empathie infinie

Sortant du Reflet Médicis, vous serez tout étonné de voir le coin de la rue Champollion, le café« Le Sorbon », la librairie Compagnie, le Balzar, car vous serez encore en Chine pour un long moment. Vous vous demanderez ce que devient le mode de pensée d’une humanité, entassée, dans une temporalité épouvantablement fragmentée, bouffée par le souci de gagner sa vie - argent amer -, ou plutôt de la défendre dans une avidité quasi destructrice et venue d’en haut, le nez sur les coutures d’un vêtement dont on sait seulement qu’on doit en faire le plus grand nombre par heure et dont on ne sait même pas la forme finale.

Et dans votre doudoune chinoise, vous subirez l’immense émiettement étouffant, hypnotisant, dans un quotidien où chaquet individu est entêté à survivre sans rien savoir du lendemain et dont Wang Bing filme les visages, les corps, le cadre, avec une profonde empathie qu’il transmet intensément.

Argent amer : un coin d’atelier
© Le Monde