Victor Puiseux, 17. Coup d’œil sur sa carrière

Essai de bilan en forme de promenade

Voici quelques précisions sur les espaces de ce monde de l’enseignement et de la recherche en mathématiques, astronomie, physique, qui a été celui de Victor Puiseux, dans la seconde moitié du XIXe siècle, une période charnière, entre l’approfondissement définitif et le fignolage, si j’ose dire, du monde newtonien, et l’ouverture vers les vertiges de l’espace/temps.

En mathématiques, si je comprends bien, Victor Puiseux se situe sur le gond de cette porte qui tourne, sur cette tranche d’années -1840-1880 - qui utilise et développe en les perfectionnant, en les approfondissant, les acquis des deux siècles précédents, gravité, forces, analyse, électricité, pour entrevoir un monde où ces acquis ne sont plus suffisants, un monde désiré sous le signe du progrès.

Petite ode personnelle au Quartier latin

Vers 1850, recherches et enseignement des mathématiques et de l’astronomie , en France, ont lieu essentiellement à Paris, dans des institutions créées et installées là au fil des siècles, avec une explosion d’écoles neuves sous la Convention, réformées sous Napoléon Ier, Napoléon III et les Républiques successives. Elles essaimeront en province - et en banlieue - dans le cours du Ier tiers du XIXe siècle, - on peut se souvenir de Besançon, premier poste de Victor en 1845, création de l’observatoire de Nice en 1887 -. Mais au milieu du siècle, les grandes institutions sont encore essentiellement groupées dans un polygone qui couvre la Montagne Sainte-Geneviève, de la rue d’Ulm (ENS) à Polytechnique, au Collège de France et à la Sorbonne, il étend ses bras vers la Seine en amont avec le Museum, en aval avec l’Institut de France et ses cinq Académies, remonte le long du Luxembourg jusqu’à l’Observatoire. Certains de ces lieux ont été pour Victor Puiseux des havres de travail, d’autres, des lieux de passage plus ou moins brefs.

Il a arpenté toute sa vie le quartier connu dans sa jeunesse, fortement reconfiguré par l’urbanisme haussmanien, avec, au cœur, le Jardin du Luxembourg, dont il a habité les deux bords, occidental et oriental, rue d’Assas (de l’Ouest) et le Boulevard Saint Michel.

Le Luxembourg en automne
©CC BY-SA 1.0

Un quartier demeuré familier à toute la famille Puiseux, matheux ou pas. On en connaît les rues par cœur, les coups de vent dans certains angles, les trottoirs à l’ombre et ceux ensoleillés, les grands arbres du Luxembourg, les orangers en caisse, les statues des Reines, la Fontaine Médicis, les pentes dans les rues étroites, le péristyle du Collège de France, les feuilles des marronniers, les énormes platanes, une espèce de paysage d’histoire parisienne et personnelle, des souvenirs, des histoires d’amour, des promenades, des cafés, des boutiques, des librairies, des marchands de journaux, bref, ce qui me rapproche, physiquement, de Victor Puiseux ; lui, venant de Pont-à-Mousson, et moi, du Jura, nous avons partagé, décalés dans le temps, et sans forcément les utiliser de la même manière, les mêmes espaces parisiens insensiblement ou brutalement adaptés, coagulés autour des forteresses de l’enseignement et de la recherche, où on se gorge avec les autres et jusqu’à plus soif de choses neuves et anciennes : ce quartier latin collé à la peau avec tout ce qui glisse dedans, les pouvoirs, les savoirs, les sottises, les rires, les espoirs, la marche pressée, la vie.

Les couronnes de l’Institut

Lorsque Victor Puiseux est élu membre de l’Académie des sciences, le 14 juillet 1871, dans un Paris physiquement et moralement dévasté par douze mois de guerre, deux filles et deux fils font encore son bonheur. Même s’il voit que Marie ne va pas bien.

L’Institut de France
© CC BY-SA 3.0

Cette élection, il peut penser que c’est un couronnement de carrière. Une couronne dorée, ou de lauriers, qu’on lui offre pour signifier qu’il a apporté des éléments neufs dans le domaine des sciences - ici, les mathématiques et l’astronomie. Qu’il a été un homme sérieux sur qui on a pu compter. Qu’il est digne de siéger à l’Académie des sciences, créée par Louis XIV en 1666, rayonnante, harmonieuse, logée dans l’Institut de France, quai Conti. Qu’il pourrait avec ce titre être chancelier de l’Université et siéger, en tant que Membre de l’Institut, dans de nombreux lieux de savoir et de pouvoir.

Ce jour-là, 14 juillet 1871, il y a plus de trente ans que Victor, à 21 ans, a soutenu sa brillante thèse sur L’invariabilité des grands axes des orbites planétaires, et vingt ans que sont parues ses recherches non moins brillantes sur ce qu’on appelle le théorème de Puiseux et les séries de Puiseux qu’on appelle aussi les séries de Newton-Puiseux, selon Etienne Ghys [1] ; ce dernier m’a fait remarquer [2], que pour un savant aussi modeste, la réunion de ces deux patronymes était de nature flatteuse : Comme vous l’avez peut-être compris en feuilletant mon ouvrage [3], l’un des aspects qui me plaît le plus dans les maths, c’est cette proximité avec nos prédécesseurs, ce sentiment d’un passage de flambeau. Les séries de Newton-Puiseux : pas mal pour un matheux discret de voir son nom à la suite de Newton !

En 1871, ce « matheux discret » a sa carrière en grande partie derrière lui, mais je l’ai tellement couverte de ses histoires de famille que je crois bon de la rappeler à présent, en présentant brièvement les châteaux et forteresses de la science, dans lesquels il a choisi ou accepté les travaux les plus précis, parfois les plus ingrats, les plus respectueux des autres, refaisant, par exemple, tous les calculs de Laplace pour être sûr, en veillant à leur édition, qu’il n’y ait pas une faute.

Mais tout le monde n’occupe pas son 14 juillet 1871 de la même manière, et, avant d’aborder cette brève histoire qui dessine en même temps un trajet physique et une trajectoire intellectuelle, je me décentre vers Charleville. On verra en conclusion de cette chronique, que ce décentrement n’est pas tout à fait gratuit.

Fleurs

Car ce jour-là, ce même 14 juillet 1871, Arthur Rimbaud, revenu à Charleville après l’expédition à Paris durant la Commune, écrit un poème dédié à Monsieur Théodore de Banville, et qu’il lui fera parvenir le 15 août, intitulé Ce qu’on dit au Poète à propos de fleurs et qui commence ainsi :

Ainsi, toujours, vers l’azur noir
Où tremble la mer des topazes,
Fonctionneront dans ton soir
Les Lys, ces clystères d’extases !

À notre époque de sagous,
Quand les Plantes sont travailleuses,
Le Lys boira les bleus dégoûts
Dans tes Proses religieuses !

— Le lys de monsieur de Kerdrel,
Le Sonnet de mil huit cent trente,
Le Lys qu’on donne au Ménestrel
Avec l’œillet et l’amarante !

Des lys ! Des lys ! On n’en voit pas !
Et dans ton Vers, tel que les manches
Des Pécheresses aux doux pas,
Toujours frissonnent ces fleurs blanches !

Toujours, Cher, quand tu prends un bain,
Ta Chemise aux aisselles blondes
Se gonfle aux brises du matin
Sur les myosotis immondes !

L’amour ne passe à tes octrois
Que les Lilas, - ô balançoires !
Et les Violettes du Bois,
Crachats sucrés des Nymphes noires !...

(...)

Ô blanc Chasseur, qui cours sans bas
À travers le Pâtis panique,
Ne peux-tu pas, ne dois-tu pas
Connaître un peu ta botanique ?

Tu ferais succéder, je crains,
Aux Grillons roux les Cantharides,
L’or des Rios au bleu des Rhins,
Bref, aux Norwèges les Florides :

Mais, Cher, l’Art n’est plus, maintenant,
— C’est la vérité, — de permettre
À l’Eucalyptus étonnant
Des constrictors d’un hexamètre ;

(...)

pour finir, des dizaines de vers magnifiques plus loin, avec ces trois strophes, qui nous parlent de l’actualité scientifique :

Voilà ! c’est le Siècle d’enfer !
Et les poteaux télégraphiques
Vont orner, — lyre aux chants de fer,
Tes omoplates magnifiques !

Surtout, rime une version
Sur le mal des pommes de terre !
— Et, pour la composition
De poèmes pleins de mystère

Qu’on doive lire de Tréguier
À Paramaribo, rachète
Des Tomes de Monsieur Figuier,
— Illustrés ! — chez Monsieur Hachette !

Les Châteaux du savoir

Sous ce titre gothique, je présente les établissements d’enseignement et de recherche auxquels Victor Puiseux a participé en tant que titulaire ou suppléant. On le voit un peu partout. Toujours discret, en pointillé. Fidèle, attentif à ses élèves et aux êtres humains en général. Sa brève relation avec Flammarion en témoigne (cf infra).

Sorbonne, tour de l’observatoire astronomique

- Son poste principal de professeur titulaire se situe à la Sorbonne (1856-1883), fille de l’ancienne Université de Paris fondée au XIIIe siècle, entièrement réformée par Napoléon : la faculté des sciences date de 1808. Il y a été le successeur du vénérable et très célèbre Augustin Cauchy dans la chaire de mécanique céleste, après avoir remplacé le vieux maître dans ses dernières années. Il l’a occupée sans relâche, y compris pendant le siège de Paris et il l’a conservée jusqu’à sa propre mort. Je rappelle que, par probité, il a voulu donner sa démission en 1882 parce qu’il était malade, mais cette démission n’est pas acceptée ; son poste ne sera remis en jeu qu’après sa mort l’année suivante.
La « mécanique céleste » a pris le nom d’« astronomie mathématique » en 1873, après la Guerre, avec le changement de régime et les nouveaux textes qui régissent l’enseignement supérieur. Les cours magistraux qu’il donne sont réservés aux élèves bacheliers qui ont payé les droits d’inscription. Nulle sélection, que celle de la rareté des bacheliers au XIXe siècle... S’il donne des cours et des conférences ouvertes au public, ce public devra payer pour y assister, mais sans condition de diplôme. Je pense que l’astronomie mathématique n’attirait pas les foules comme les conférences littéraires. Les programmes sont étroitement fixés par la hiérarchie (chancellerie, conseil), voire fortement censurés dans certaines disciplines.

Au-delà de la rue Saint-Jacques, deux établissements prestigieux n’ont ouvert que fugitivement leurs portes à Victor Puiseux : le Collège de France et l’École polytechnique

 Le Collège de France : sa fondation remonte à l’époque de François Ier ; en 1530 le « maître de librairie », Guillaume Budé, suggère au roi d’instituer un collège de « lecteurs royaux », important ainsi à Paris ce qui se faisait à Louvain depuis 1517 au Collegium Trium Linguorum, le Collège des trois langues, hébreu, grec, latin. Des humanistes payés par le roi sont chargés d’enseigner des disciplines que l’université de Paris ignorait.
Dans ce lieu prestigieux et libre, les professeurs font essentiellement leurs propres recherches qu’ils sont tenus d’enseigner en cours publics un nombre restreint d’heures. Les chaires sont créées au fur et à mesure des besoins du monde et disparaissent de même. Les chaires scientifiques ont ainsi été créées et multipliées, peu à peu, au cours des siècles. Victor Puiseux n’y a enseigné qu’une année, en 1853 comme suppléant de Jacques Binet (1786-1856) dans la chaire d’astronomie. Il n’y a jamais postulé.

 L’École polytechnique a été créée sous la Convention en 1794 : avec cette grande école, qui forment savants et ingénieurs d’un très haut niveau, les liens de Victor Puiseux sont très minces, il y a été examinateur en 1853 et 1854. C’est l’École qu’intégrera son fils André.

 Un des établissements où Victor Puiseux a sans doute été heureux, c’est l’École normale supérieure, créée par la Convention, le 30 octobre 1794 (9 brumaire an III). Il est collé à elle, à son histoire, il l’a même vu construire, physiquement.

ENS, La cour aux ernests
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Vivante, prestigieuse, exigeante, à la fois pleine de rites et de fantaisie, cette école a accueilli Victor Puiseux comme élève (1837-1841 ) puis comme enseignant à plusieurs reprises : chargé de conférences dès 1840 pendant l’année où il rédige sa thèse, il est ensuite maître de conférences de 1849 à 1855, en remplacement de Duhamel (mécanique et astronomie) et maître de conférences titulaire en calcul des probabilités et calcul différentiel de 1862 à 1868. Dix-neuf ans au total à parcourir allées et couloirs de la rue d’Ulm dans cette atmosphère particulière d’élites, de concours et d’amitiés, et pour lui, des souvenirs à tous les coins de l’espace ! Je ne sais pas de quand date l’installation des poissons rouges nommés ernests qui nagent dans le bassin de la deuxième cour. En a-t-il vu ?

Les cours y sont des leçons, des exercices, pratiqués avec et pour des jeunes gens triés sur le volet par concours. Même s’il est dépeint comme toujours très réservé, Victor Puiseux était plus à son aise dans cette atmosphère assez intime que dans les relations froides des cours de la Sorbonne.
Sur le site de l’ENS, avec l’ouvrage sur le Centenaire de l’ENS [4] paru au moment du bicentenaire, on trouve les articles les plus intéressants, les plus touchants aussi sur Victor Puiseux.

Il faut ensuite, pour suivre les trajets de Victor, prendre ou non la nouvelle rue Gay-Lussac et gagner, par des itinéraires variables - en passant ou non devant Saint-Jacques du Haut-Pas ou en coupant en biais vers Port-Royal -, les abords de l’Observatoire.

 Une bataille de châteaux

L’Observatoire à Paris a été fondé en 1667, par Louis XIV et Colbert, pour, selon sa propre définition, « être le lieu de travail des astronomes académiciens du Roi Soleil, il est toujours le cœur de l’astronomie française, institution majeure dans le monde scientifique. » Il devait être, en quelque sorte, le complément pratique de l’Académie des sciences elle-même toute fraîche fondée en 1666.

Louis XIV crée l’Académie des sciences et l’Observatoire
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Victor Puiseux y a travaillé à plusieurs reprises, j’ai déjà beaucoup dit les difficultés causées par la tyrannie de Le Verrier, les démêlés de préséance que celui-ci introduisait avec le Bureau des longitudes : il faut imaginer Puiseux discret au milieu des tempêtes, en 1855 chef du bureau des calculs, ayant sous ses ordres d’autres astronomes, et des « commis » dont le jeune Camille Flammarion à qui Le Verrier l’avait chargé de faire passer un examen express.
Méchante langue et assez drôle, Flammarion [5] raconte le bref entretien avec Le Verrier et l’examen avec un Puiseux dont les cheveux roux ébouriffés l’effraient comme s’il était un croquemitaine, mais qui se révèle fort attentif et bienveillant, ayant su détecter rapidement l’agilité d’esprit et la curiosité de Flammarion qui n’avait ni formation ni diplôme. Flammarion se moque des astronomes de ces années Soixante qui selon lui, ne regardaient jamais les astres, ni le ciel, mais s’évadaient seulement en calculs abstraits.

La coupole Arago
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Le destin de l’Observatoire est lié pour le meilleur et pour le pire à un établissement créé par la Convention, les astres et le temps étant leur terrain commun.

Le Bureau des longitudes a été fondé par l’abbé Grégoire le 25 juin 1795 (7 messidor an III). « Les buts qui lui avaient été fixés étaient de résoudre les problèmes astronomiques liés à la détermination de la longitude en mer, stratégique à l’époque (son nom vient de cette activité), de calculer et publier les éphémérides (la Connaissance des Temps) et un annuaire « propre à régler ceux de la République », d’organiser des expéditions scientifiques dans les domaines géophysiques et astronomiques et, enfin, d’être un comité consultatif pour certains problèmes scientifiques. » Il s’agissait, à sa naissance, de concurrencer la marine britannique, c’était une création dans une situation de guerre et une situation politique, qui a marqué la domination de fait du Bureau des longitudes sur l’Observatoire, notamment sus Napoléon Ier, et cela bien au-delà des circonstances.

En 1854, Le Verrier exploite à son profit une situation politique nouvelle et prend en mains l’Observatoire entièrement, en coupant le lien avec l’autre établissement. Le Bureau des longitudes « par le décret du 30 janvier 1854, a été chargé d’une plus vaste mission, l’amenant, en plus de la réalisation des éphémérides par son "Service des Calculs" créé en 1802, à organiser plusieurs grandes expéditions scientifiques : mesures géodésiques, observations d’éclipses solaires, observations du passage de Vénus devant le Soleil, travaux qui ont été publiés dans les Annales du Bureau des longitudes [6] ». C’est une manière élégante de dire qu’on lui a ôté quelques plumes en coupant les ponts avec l’Observatoire.

Connaissance des Temps (1871)
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L’osmose entre Bureau des longitudes et Observatoire étant dissoute, en réaction, des drames personnels ont eu lieu - on se rappelle le suicide de Victor Mauvais. C’était comme une opération de frères siamois. L’atmosphère a sans doute été détestable pour le personnel des deux établissements, jusqu’au décret de 1874 et au départ réel de Le Verrier, remplacé par Mouchez.

Au moment de la querelle, à force de lire différents articles qui la relatent, il ne me semble pas que Puiseux ait pris des distances nettes avec l’Observatoire, au contraire : il était astronome adjoint depuis 1855, et le 31 janvier 1857, il est nommé astronome titulaire. Ni violent, ni bagarreur, ni envieux, une bonne acquisition pour l’irascible Le Verrier, il se tient à distance des cabales de toutes sortes, il est dans ses chiffres. Il a quitté sans histoire son poste au Bureau des longitudes de 1857 à 1868, tout en continuant à s’occuper de Connaissance des Temps aux éditions Gauthier-Villars. Victor Puiseux revient officiellement aux Longitudes entre 1868 et 1872. À partir de cette date, il les quitte définitivement en prenant ses fonctions dans la section de Mathématiques de la nouvelle École pratique des Hautes Études, tout en restant chez Gauthier-Villars.
On entrevoit dans ces allers et retours les contrecoups des cabales auxquelles il n’a pas participé, se contentant de faire le travail là où il était à faire, et s’assurant des journées toujours fort remplies.

V. Van Gogh, Allée au Luxembourg, 1886
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Enfin, retour à pied, par les allées de l’Observatoire puis à travers le Luxembourg, vers la Sorbonne où se loge tant bien que mal le dernier-né des grands établissements (EPHE 1868).

 L’École pratique des Hautes Etudes

En y étant nommé, Victor participe à la pointe de la nouveauté. Car l’EPHE est à la Sorbonne de 1868, ce que le Collège royal de France avait été à la vieille Universitas du XVIe siècle : un lieu d’expérience, animé et surveillé par l’Académie des sciences.

La Sorbonne vers 1820
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L’École pratique des Hautes Études est créée par un décret pris par Victor Duruy - un Normalien, ministre de l’Instruction publique sous le Second Empire -, daté du 31 juillet 1868 et dont l’article 1er dispose : « Il est fondé à Paris, auprès des établissements scientifiques qui relèvent du Ministère de l’Instruction publique, une École pratique des hautes études ayant pour but de placer, à côté de l’enseignement théorique, les exercices qui peuvent le fortifier et l’étendre. »

Victor Duruy (1811-1894)
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L’EPHE est née de l’esprit de progrès du ministère de Duruy : contre les routines étroites des cours magistraux et des programmes imposés de la Sorbonne, le pouvoir fait surgir ce qu’on appellerait de nos jours « la recherche et le développement », il favorise l’initiative, les réflexions, les start-up intellectuelles, qu’on appelait - et appelle encore - les séminaires. Chacun des directeurs de recherche ou de laboratoires enseigne sa propre recherche, il la "pratique" devant et avec un auditoire restreint et choisi.

L’EPHE à sa naissance est tournée résolument vers les sciences [7] :
Mathématiques (Ier section), sous la direction de Joseph-Alfred Serret, Charles Briot et Victor Puiseux. Deuxième section : Physique et Chimie, Troisième section, Sciences naturelles.
L’auteur de la notice de Wikipedia résume bien l’histoire de cette étoile à trois, puis quatre, puis cinq branches que la Guerre de 1870 va modifier, ouvrant délibérément l’époque contemporaine : « Une quatrième section s’est ajoutée, elle rassemble les Sciences historiques et philologiques. (...). Une cinquième section, sans numéro, est bientôt ajoutée (1869), pour les Sciences économiques et administratives, celle qui doit traiter de la réflexion sur les affaires publiques et sur les instruments de leurs gestions. Elle n’aura pas d’avenir à cause de la guerre, de la chute du Second Empire, et c’est l’École libre des sciences politiques, créée en 1873, qui en reprendra le programme. ».

Une « cinquième section » qui, elle, portera son numéro, sera à nouveau ajoutée en 1886, à la place des anciennes Facultés de théologie qui sont supprimées, la Section des Sciences religieuses [8]. Elle a pour objet l’examen critique des textes et des faits religieux.

Faute d’archives de cette époque, on ne sait combien d’étudiants ont pu suivre les leçons de Victor Puiseux. D’après ses brefs comptes rendus - c ’est lui qui les assure dans les Bulletins annuels - , il semble que les discussions portaient sur les découvertes récentes, les thèses ou les mémoires soutenus en France ou dans les pays étrangers, bref, sur la pointe de la recherche en train de se faire aussi ailleurs. Conserver les liens avec les mathématiques allemandes, en plein essor, était et restera longtemps une affaire nécessaire après la Guerre.

Un problème du siècle : la vulgarisation scientifique

Le Tour du Monde en 80 jours
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Le XIXe siècle a eu une soif intense de vulgarisation, la presse, l’édition, y participent activement, des associations se forment autour de la diffusion et de l’enseignement des sciences, de l’art, de la connaissance de la nature, et des lettres. Les grandes expositions universelles - 1855, 1867, 1878, 1889 -, accompagnent et suscitent ce désir de progrès et de nouveauté que l’on veut montrer. Les collections des Voyages de Jules Verne en sont à la fois une preuve et une élément [9].

Les scientifiques universitaires étaient partagés sur la question de la vulgarisation : la haine de Le Verrier pour elle a été immense. Bizarrement, ce mépris est en prise directe avec la dernière strophe de Rimbaud, qui évoque, avec ironie, les ouvrages de Figuier, naturaliste, grand ami de Camille Flammarion et grand auteur de chez Hachette ou ailleurs, en botanique, en minéralogie etc. Flammarion, par ailleurs mathématicien et astronome, est aussi très lié avec l’abbé Moigno, l’un des pères du cinéma des origines. Les techniques le passionnent, leur diffusion également.

Qu’en pensait Victor Puiseux ? La vulgarisation n’est sûrement pas à ses yeux une compromission : la passion mise dans l’éducation de ses enfants le montre très désireux de faire partager la connaissance et le bonheur qu’on peut retirer de la compréhension de ce qui nous entoure ou de ce qui nous a précédés. Toutefois, son esprit sérieux l’inclinait davantage vers le partage des connaissances et l’ouverture au reste du monde savant que vers la vulgarisation auprès du grand public.

Indice de ce désir de partage savant : la part qu’il a prise dans le développement de la maison d’édition scientifique fondée par Jean-Albert Gauthier-Villars (1828-1898).
Je cite une fois de plus l’excellent site du CNRS, Images des mathématiques, qui reprend la maison Bachelier :
« (... )Gauthier-Villars lance la publication des Œuvres complètes de Laplace. Comme le stipule l’avertissement, c’est ici à l’initiative de la famille du scientifique que l’entreprise est lancée. Cependant, la réalisation scientifique des ouvrages est prise en main par l’Académie des sciences. »

« À titre privé, Puiseux travaillait déjà sur ce projet depuis plusieurs années. Ses échanges de courrier avec Adhémar Jean-Claude Barré de Saint-Venant et avec de nombreux éditeurs et fabricants de papier montrent le soin matériel que Puiseux apportait à l’entreprise. Les lettres témoignent de l’implication de Puiseux dans l’édition des Œuvres de Laplace. Il s’y montre conscient qu’il s’agit d’un travail de longue haleine. Par ailleurs, la missive fait déjà état de l’initiative d’éditer les Œuvres complètes de Cauchy, encore au stade de projet. Puiseux s’y interroge enfin sur la manière dont il conviendrait que l’Académie s’implique dans ces entreprises. À ses yeux, elle ne doit au mieux que s’engager à titre de conseiller scientifique. En revanche, il insiste sur le fait que l’institution ne doit en rien être partie prenante des risques financiers encourus, qui échoient à la seule maison d’édition. La fin de sa lettre concerne une question matérielle relative au choix du papier. Au-delà des spécifications techniques (notion de collage de papier ou choix des matériaux), se pose derrière l’édition de tels ouvrages la question de l’usage qu’en fait le lecteur. »

« Selon Puiseux et Saint-Venant, ces œuvres doivent être conçues pour durer. De plus, le fait que ce soit des œuvres mathématiques pose d’autres questions : les mathématiciens ont tendance à travailler dans le texte, c’est-à-dire à annoter. Tel ou tel papier permet-il des annotations ? Quel est le meilleur choix technique à faire en fonction des différents types d’usage du livre ? Saint-Venant questionne à ce sujet plusieurs interlocuteurs (Puiseux qui répond dans plusieurs lettres, Gauthier-Villars, l’éditeur belge Marcel Hayez, etc.). »

En 1872, il est nommé rédacteur en chef de Connaissance des temps ou des mouvements célestes chez Gauthier-Villars. Le 55, quai des Grands Augustins, où se tient la maison d’éditions, n’est pas loin de l’Institut. Ancienne maison Bachelier, Gauthier-Villars est l’éditeur attitré du Bureau des longitudes, de l’École polytechnique, de l’Académie des sciences.
C’est aussi l’éditeur de Victor Puiseux depuis 1841 : sa thèse, la plupart de ses travaux, notes, notices, sont parus dans cette maison d’éditions, alors même qu’elle était encore la Maison Bachelier [10].

Les effets du temps sur l’espace

En vieillissant, chacun redessine, volontairement et non volontairement, son propre espace vital, par une série d’inventions, d’abandons et de consolidations. J’ai essayé de dresser, dans cette perspective, la carte de l’espace vital de Victor Puiseux. Cette avant-dernière chronique a été consacrée à son espace professionnel, où les espoirs - que l’originalité et la précocité de ses débuts laissaient présager -, ont fait place à un univers plus consciencieux que brillant. Il m’a semblé plus désireux d’être utile et dévoué que carriériste, moins hardi que certains de ses contemporains, comme Riemann, Weierstrass etc.

Il est possible que les pertes tragiques cumulées que représente la mort de Laure et de quatre de ses enfants lui aient enlevé la part conquérante de son énergie créatrice. De fait, lorsque le siècle tourne, après 1851, il n’invente plus grand chose, il assure la transmission, il se charge de boulot, de famille, puis, le voilà veuf, père d’une famille nombreuse et fragile, il enterre ses enfants aînés, et malgré ses capacités et son goût du travail, il ne monte pas dans le train du modernisme : dans un monde bouleversé, en ruines et en explosions diverses, il demeure un très bon classique, qui un moment a été génial, comme le présente les Élémenets d’histoire des mathématiques, du groupe Nicolas Bourbaki en 1984 (p. 138).

En 1874 à l’occasion du premier passage de Vénus devant le soleil, l’Observatoire organise des expéditions savantes, sous la direction de son collège Jules Janssen [11] : un bateau d’observation part en Nouvelle Zélande, située à la bonne latitude pour voir passer Vénus ( éclipse d’où on peut tirer mille renseignements), Janssen, de son côté, ira au Japon, mais Victor ne va nulle part ; il vient de perdre Louise, et n’a sans doute aucune envie de laisser seuls les deux garçons, il peut se sentir fatigué, voire vieux, et triste. Cela ne l’empêchera pas de faire tous les calculs nécessaires avant et après les deux passages de Vénus, des articles de lui en témoignent [12]. Lors du second transit de la planète, en 1882, il s’en occupe toujours. Et il ne néglige pas la Lune [13], refilant sa passion à son fils Pierre. L’« azur noir » du ciel lui offre une fuite intellectuelle vers cet infini qu’il cherche aussi dans ses croyances chértiennes.

Le bateau de l’Observatoire part sans lui, vogue quelques semaines, arrive aux Iles Campbell et finalement, rate l’observation du passage de la planète car le ciel est trop nuageux... En hommage à leur collègue absent, les astronomes français baptiseront une montagne de l’archipel néo-zélandais le Pic Puiseux (Puiseux Peak), encore une montagne [14] !

Ile Campbell, Observatoire de l’expédition de 1874
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Cloué volontairement par son rôle de père et les malheurs imprévisibles dans sa famille, il a évité tous les voyages que le métier d’astronome lui proposait ; ses collègues vont surveiller des éclipses et transits de planètes à l’autre bout du monde, visiter des observatoires étrangers, guetter des aurores boréales ça et là. Lui, l’été, il fait de merveilleuses promenades en montagne avec les enfants, en examinant les fleurs, la neige et les sommets et en les leur expliquant : ce n’est pas propre à l’éclat d’une carrière, surtout pour un timide. Propre à passer l’amour du savoir, à passer des flambeaux, oui.

(À suivre)

Notes

[1Etienne Ghys, mathématicien, directeur de recherches au CNRS-Lyon, participe à un excellent site de mathématiques :http://images.math.cnrs.fr/

[2Dans un mail du 14 avril 2017.

[4Le Centenaire de l’École normale (1795-1895) : Édition du Bicentenaire. Paris : Éditions Rue d’Ulm, 1994.

[5Camille Flammarion, Mémoire biographiques et philosophiques d’un astronome, Paris, Ernest Flammarion, 1911

[6cf l’historique et les textes sur le site du Bureau des longitudes.

[7Les deux premières sections ont disparu, supprimées par décret du 14 mars 1986, les enseignements et recherches en étant rattachées directement au CNRS ou aux universités.

[8Cette Ve section est celle à laquelle j’ai appartenu, en étudiant le cinéma pour sa fonction active de réflexion sur la société, sorte de mythologie contemporaine, cf l’ensemble de la rubrique Regards de ce site et notamment Problèmes d’analyse cinématographique : la perspective mythologique 2003.

[9Cette soif ira jusqu’à recommander, à la toute fin du siècle, de regarder sa main à travers les rayons X : L’Illustration en fera la publicité dans ses pages.

[10Pour la liste à peu près complète de ses œuvres personnelles, cf celle que j’ai dressée pour l’EPHE, sur ce site, rubrique Regards.

[11Jules Janssen, 1824-1907, est un astronome très actif, il pratique des observations en ballon, invente un revolver photographique pour le transit de Vénus, pousse à la création de l’observatoire de Meudon en 1877, et partage avec Victor le goût de la montagne. Il grimpera au Mont Blanc en 1888, pour étudier les conditions d’installation d’un observatoire.

[12Rapport fait au Bureau des longitudes sur l’observation du passage de Vénus sur le Soleil en 1874.. - Paris : Gauthier-Villars, 1869, 16 p., pl.

[13Mémoire sur l’accélération séculaire du mouvement de la lune. - Paris : Impr. nationale, 1873, 129 p

[14Un cousin, Charly Teuscher, mari de Marion Reichardt, descendante de Victor Puiseux, a signalé à la famille ses recherches sur ce Pic Puiseux des antipodes.


Documents

Colette Le Lay, L’Annuaire du Bureau des longitudes..

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