Adieu l’Europe
« À la mode de chez nous »
Ras-le-bol des burkinis et de la querelle, exploitée jusqu’au ridicule et à l’écœurement, blancs battus en neige par une partie de la classe politique, autour des vêtements que l’on doit mettre ou ne pas mettre pour entrer dans l’eau ! Naguère on pourchassait les nudiste, maintenant, haro sur celles qui mettent des robes de bain longues.
Dans tous les partis politiques, il se trouve un rigoriste de service, pour foncer dans le chiffon rouge de l’intégrisme d’en face, pour nous couler à notre tour au nom de la laïcité (la pauvre fille !) dans les moule odieux des interdits et des coutumes déifiées, nourriture, vêtements, cantines avec ou sans, invocations. Tout cela est appuyé soit sur les intentions - vraies ou supposées, allez savoir-, de celui qui essaie d’imposer l’interdit, soit sur des coutume transformées en "valeurs" ( ce qui me fait toujours penser à la chipie de la pub en train de déguster des rillettes qu’elle a sauvées de la saisie, "Nous n’avons pas les mêmes valeurs").
Faut-il, pour une bagarre de plage, entre gens bornés, remplir colonnes et écrans d’interviews, tartiner des "analyses", appeler la religion ou la laïcité au secours, légiférer, aller en appel, barbouiller le Code civil, occuper la justice à des âneries. Faut-il copier la République islamique qui impose aux femmes la manière de s’habiller ? Définir des maillots de bain ? Le ridicule ne tue pas. Mais il est dangereux car sous ces bagarres (Sisco) ou sans bagarre (Villeneuve-Loubet, Cannes), le nationalisme et l’intégrisme prospèrent, gros serpents gonflés.
Cette affaire sert de voile, c’est le cas de le dire, à des problèmes bien plus graves, sur les plages et ailleurs, notamment celui qui est la honte de l’Europe, qu’elle traite de manière feutrée et/ou violente : l’accueil des réfugiés.
Un livre
Depuis quelques jours je lis La Cache, de Christophe Boltanski, un puzzle extraordinairement bien agencé et sensible, captivant, à lire et relire, sur l’histoire de sa famille, issue d’un couple juif venu d’Odessa (tiens, comme la famille de Bob Dylan) en 1895 se réfugier en France, le pays de la liberté et des droits de l’homme ; ils tombent sur, - et traveseront - l’antisémitisme, la guerre de Quatorze, celle de Quarante, les vagues noires, rouges et brunes du fascisme, du nazisme et du stalinisme, coup de tampons, étoiles jaunes, arbitraire, hantise des camps, des déportations, cache ou retour, une valise fantôme à côté d’eux, prêts à fuir les persécutions, bref, à fuir la haine et la mort. Ce livre est vraiment magnifique (Prix Femina 2015), poésie, humour, tristesse, courage, et la blessure indélébile de l’exil, déracinement, trahison du pays d’accueil, stratégies pour y remédier, force de la cohésion familiale compensant les déséquilibres et les pertes si grandes qu’elles sont inracontables. À la 4e génération, Christophe Boltanski s’est lancé, il raconte et c’est pour moi un chef-d’œuvre.
Quant je lève les yeux de la lecture de Boltanski, dès que j’allume la radio ou la télé, je retrouve le fond permanent de la tragédie, rajeunie au goût du jour, que l’Europe remet scandaleusement en scène avec la manière dont elle traite les réfugiés du Moyen-Orient ou d’ailleurs, en demandant aux pires régimes de les en débarrasser. On y retrouve ce terrible mépris des individus qui croupit dans ses sous-produits évoqués plus haut, l’intolérance, le nationalisme et ses habits pas neufs, à Vintimille, à Calais, à Lesbos, etc. On crée des commissions, on noie le poisson pendant que les réfugiés se noient.
Un film
Hier, pour faire une pause dans la lecture trop passionnante de Boltanski, pour ne pas finir trop vite le bouquin, je me suis dit qu’il était temps de sortir un peu ; je vais déjeuner avec un copain, la veille, il est allé au cinéma, il a vu Stefan Zweig, Adieu l’Europe, un film de Maria Schrader. Il en a été très frappé, me raconte la dernière scène. Je suis tentée. J’y vais.
La plupart des séquences des six parties qui le composent sont cadrées frontalement. Les intérieurs sont cadrés courts, les extérieurs, souvent encombrés de végétation, ou de brume, ou, comme à New York, des bouts de rues enneigées ou d’autres murs. Comme sur l’affiche, Stefan Zweig (Josef Hader) regarde par la fenêtre un extérieur qu’il ne regarde guère et que nous voyons à peine. Car c’est en images que je vois le désarroi - puis, ici, le désespoir - de l’exil que je lisais tout à l’heure.
Les personnages semblent, dans les premières scènes, composer un monde artificiel, un théâtre sans profondeur, qui se déroule autour de Josef Hader remarquable dans le rôle de Zweig, au moment où cet écrivain autrichien célèbre a dû se résoudre à quitter l’Europe (1936). Son monde, la Mitteleuropa cultivée, ouverte, tolérante, déjà fort blessée par la Grande Guerre, est en train de virer au cauchemar nazi et antisémite.
La superficialité des rapports, l’incapacité à se sentir chez soi, le devoir de l’exilé qui doit remercier, parler, prendre ou non parti, etc. la nostalgie causée par le massacre involontaire d’une valse de Strauss par une fanfare locale sous les palmiers près de Bahia, l’appartement new-yorkais qu’il partage un moment avec d’autres exilés et où il revoit sa première femme, tous venus eux aussi d’un temps disparu, qui passent, entrent, valises toujours ouvertes pour d’autres déplacements, le désir de Zweig d’échapper aussi à une communauté de remplacement forcément décalée. J’ai du mal à lire les sous-titres blancs sur fonds irréguliers, peu importe, car au son, on a le mélange des langues parlées, allemand, anglais, portugais, français, l’appauvrissement corrélatif des vraies échanges, l’apprentissage des demi-silences, des silences.
Josef Hader a d’imperceptibles expressions, regards, attitudes, personnage tombé d’un autre monde, l’Europe, sorte de E.T. dans les images vives du Nouveau monde qui désormais l’accueille, ressenties par lui comme impersonnelles et superficielles : sa vie se déroule décousue, ennuyeuse, dépourvue d’axe, de racines, de sens. Plus de passé, plus d’avenir. « Un vide qui vous remplit, qui devient un plein », comme le dit Christophe Boltanski parlant de sa propre famille. Josef Hader rend cela et plus encore, dans une grande économie.
Stefan Zweig, Adieu l’Europe est donc un film curieux, assez bouleversant, très retenu, que chacun reçoit comme il veut. Nul doute que la lecture de Christophe Boltanski m’ a rendue très réceptive, et qu’il vaut mieux avoir une connaissance minimale de l’œuvre de Stefan Zweig pour mieux en profiter.
L’image, le montage, le son du film forment en eux-mêmes une composition sensible et réussie. Maria Schrader, Josef Hader, et tous les autres acteurs, permettent de saisir le gouffre à la fois tremblé et fixe, la minceur énorme des feuilles qui se détachent de vous, la douleur d’un monde où on ne trouve plus qu’une place d’image. Cet homme craint que son propre "contenu" mental, ne soit pas accessible à ses hôtes. Il se sent d’une autre étoffe, celle de l’Europe.
Malgré la gentillesse des Brésiliens, dans leur luxuriance tropicale, malgré sa réputation de grand écrivain qui le préserve de l’inquiétude vitale du besoin quotidien, lui sait qu’il n’est plus rien, car l’Europe, sa substance, est en train de devenir une irréalité, au profit d’une autre réalité, cruelle, mortelle.
On arrive alors à la dernière séquence, très réussie visuellement ; le reflet vide de la glace de l’armoire, en pivotant, découvre, allongés sur le lit, les cadavres de Stefan Zweig et de Lotte, sa deuxième femme, dans leur maison brésilienne à Petropolis, le 22 février 1942.
Il leur aurait fallu tenir encore bon pendant deux ans et demi.
Da capo
Quatre-vingts ans plus tard, on se retrouve, ici, en Europe, dans une situation dont les causes sont forcément différentes, mais qui n’est pas rassurante du tout, explosions partielles de rage et de haine, méfiance, attentisme, erreurs bien ou mal intentionnées. Avec ou sans maillot de bains, on nage en plein nationalisme trouillard et méchant, qui fait carrément peur.