Retour d’orgie 3 Le Ring au Festival de Budapest 11, 12, 13 et 14 juin 2015

Le seul soir où nous n’avions pas d’opéra, le mercredi 10 juin, on s’en est offert un autre - pour un autre sens, le goût -, dans un bar à vin du vieux quartier juif : le vin de Hongrie, rouge, déployé comme une partition difficile à analyser tant elle était riche, élaborée, presque infinie pour certains éléments, nous a charmés et nous a mis en condition pour attaquer le gros morceau du voyage, L’Anneau du Nibelung, Der Ring des Nibelungen, le Ring, der Ring, ce petit mot qui allait sonner si fort, si souvent, si violemment dans les soirées suivantes.

Une drogue

L’appel pour reprendre nos places
HP

Il faisait très chaud chaque après midi, quand il fallait quitter l’appartement assez frais et gagner le palais des Arts (frais au-dedans), pour 16 heures, dans les 33°, marcher par les rues sans ombre, prendre les trams, où on repérait aisément les amateurs wagnériens, qui étaient un peu plus sapés de frais que les autres voyageurs qui s’éventaient, tout écroulés. Mais j’avais le courage que donnent la passion et l’idée d’aller recevoir sa dose de drogue. Il faisait chaud aussi au Ier entracte, sur le balcon, face au Danube, où les musiciens (cuivres) de l’orchestre venaient jouer l’appel pour que nous retournions à nos places. Au 2e entracte, nous bénéficions de la climatisation intérieure, au sous-sol, avec un buffet excellent, qui nous redonnait des forces. Et vers 10 ou 11 heures du soir, à la sortie de plus en plus tardive au fil des quatre jours, nous marchions dans l’air devenu plus doux de la nuit chaude vers la ligne 2, tram jaune comme un insecte anguleux, assez antique mais rapide.

J’avais déjà vécu cette expérience sensorielle et esthétique en 2008, l’année de la création de ce « principe » d’écoute. J’en étais revenue définitivement transformée dans ma connaissance de Wagner. D’admiratrice assez inconditionnelle de toute son œuvre, j’étais entrée dans la secte des adorateurs du Ring, qui porte « über Alles » l’énorme feuilleton opératique qui conduit l’Ancien monde, dieux, géants et nains, à sa perte.

Tout légendaires qu’ils sont, les habitants de l’Ancien monde, tels que Wagner leur a donné vie, musique et livret, sont absolument animés des mêmes traits destructeurs que les humains, amour, avidité, ressentiment, envie, désir contrarié, pouvoir, trahison, peur, tout est exploité, déployé, joué, concentré. On est donc convié, par le texte et la musique, à voir l’humanité et ses désirs courir à sa fin (Das Ende). Car si on trouve dans la Tétralogie les sentiments qui parcourent tous les opéras wagnériens, chacun dans leur unicité, ici, ils sont constitués en une « série » monumentale, qui précède et dépasse de beaucoup les séries hollywoodiennes : chaque élément (le prologue et les trois journées) croît en intensité et en durée, ramène chaque soir les personnages ou leurs descendants sur la scène du monde, et nous savons, nous autres spectateurs, vers quoi ils courent, même si seul Wotan en a conscience (Das Ende) et que seule Erda le vit, dormant dans l’intemporalité, un songe qui roule sans rouler, hors du temps. Nous sommes le rêve d’Erda.

Sur le plan musical, la richesse « mnésique » est de plus en plus complexe, le tissu de plus en plus somptueux, chaque instrument, chaque groupe de notes, forme écho, et fait annonce, se glisse dans le temps ou le charrie, passé/présent.futur, dans un système d’harmonies totalement husserlien et qui, personnellement, me procure un indéfinissable, immense et infini plaisir.

La fosse d’orchestre à l’entracte
HP

Un chef doit survivre difficilement à l’extravagante tension de la partition. Adam Fischer, [1] remarquable, a dirigé les quatre opéras ; le samedi, avant Siegfried, il a fait annoncer qu’il l’assurerait bien que « fatigué » (ce qui ne s’est pas entendu malgré le Ier acte, presque fou, avec la scène où Notung est forgée par Siegfried dans un état d’exaltation totale traduite par le chant et l’orchestre). Combien je comprenais cette fatigue, combien je l’enviais de la dominer à ce point, et combien je l’enviais plus encore d’être capable d’avoir le Ring tout entier dans sa tête, avec ses splendeurs et ses extravagances.
L’orchestre, aussi, devait être harassé mais il a peut-être des solutions invisibles de remplacement. Les entractes doivent être également pour eux les bienvenus. Les specateurs, eux, survivent dans l’extase mais, à l’entracte ils s’aperçoivent qu’ils ont faim et soif et/ou défilent aux toilettes.

Écouter le Ring tout à la file, quatre soirs de suite est un évènement musical assez rare et désirable pour que des spectateurs du monde entier Brésil, États-Unis, Italie, Allemagne, Japon, etc. se retrouvent à Budapest en juin : en effet à Bayreuth, à Berlin, à Wiesbaden, on ne fait pas cette overdose extraordinaire, on ménage un ou plusieurs jours de repos entre les « journées ». Jeudi, L’Or du Rhin, Das Rheingold, vendredi, La Walkyrie, Die Walküre, samedi, Siegfried, dimanche, Le Crépuscule des dieux, Götterdämmerung, les mêmes chanteurs n’y survivraient pas, il y a des changements nécessaires entre les 4 soirées, des relais, pour les mêmes personnages, comme on changeait de locomotive autrefois entre Paris, Dijon et Lyon.

Et pourtant, la sobriété

Le plateau vocal est remarquable. Il l’était en 2008, il l’est toujours. Les très grands rôles et les rôles secondaires sont assurés par le top des chanteurs wagnériens, souvent très bons acteurs de surcroît. Budapest passe aussi pour une sorte de piste d’envol ou de chauffe pour Bayreuth.
Egils Silins est toujours un Wotan capable de rendre toutes les nuances, reniements, désirs, lâchetés, colère, hésitations, regrets, désespoir de ce dieu qui nous resseemble si fort. Iréne Theorin, Brünnhilde dans La Walkyrie et Le Crépuscule, m’a paru la meilleure que j’aie jamais entendue, une voix si nuancée, capable de tous les extrêmes du rôle, délicatesse, détermination, tendresse et faiblesse, désespoir ou force éclatante. Le dernier soir, la scène de l’acte I, avec Waltraut, elle-même interprétée par Waltraut Meier, a été pour moi insurpassable. Petra Lang avait remplacé Iréne Theorin dans Siegfried, je l’ai trouvée sûre d’elle mais plus sèche, moins grandiose.
Christian Franz, (très bon Loge dans L’Or du Rhin, vif et indépendant), a chanté Siegfried dans l’opéra de même nom, avec beaucoup de jeunesse et de force naïve, et le lendemain, pour Le Crépuscule, il était remplacé par Stefan Vinke, le merveilleux Siegmund de l’avant-veille, une voix plus mûre, plus tendre, qui convenait mieux à cet opéra-ci, où le personnage passe par des situations variées, sensibles, difficiles (le retour de ses souvenirs, notamment, à l’acte III).
J’aime beaucoup le personnage d’Alberich, le pivot de l’œuvre, le créateur malheureux de l’Anneau : Martin Winkler a été sombre, tragique, admirable acteur. Hagen (son fils, « Hagen, mein Sohn ! ») ne l’était pas moins, dans une gamme plus sèche et inquiétante (Kurt Rydl)-. Michaela Kaune a offert sa voix straussienne, ravissante, peut-être un tout petit peu trop ravissante, à Sieglinde.
Excellents Fasolt, Fafner, Mime (Jürgen Sacher), Fricka (Birgit Remmert), Gudrun, Gunther, excellent Oiseau de la Forêt, excellentes filles du Rhin ou Norne, une Erda jeune et très veloutée (Bernadette Fodor), bref, un grand plaisir de tous les instants.

Plaisir doublé par la sobriété de la mise en scène. Pas de décor, pas d’effets, pas de moyen-âge, pas d’ours, pas de casques, pas de forge, pas de « costumes ». La musique et les corps des chanteurs se suffisent. Seules quelque indications données par des videos, à peine quelques erreurs dans quelques symboles visuels (je n’ai pas aimé les stylisations des géants, ni la petite bande dessinée projetée pendant le meurtre de Fafner), juste un escalier et des lumières, quelques chaises.

La musique se tient tellement, elle est elle-même si conductrice, qu’on ne regrette pas les intentions politiques lourdes ou tortillées, ni les ressassements mythologiques visibles qui encombrent trop souvent la scène.

J’allais oublier : le surtitrage, allemand et hongrois, est d’une grande taille tout à fait lisible, bien accroché, c’est si rare.

Ciel au-dessus du Danube
HP

Notes

[1Nous l’avions eu dirigeant Fidelio le mardi à Vienne, quelle semaine harassante il a eue.