Tristan et Isolde, Richard Wagner Opéra de Bordeaux, 2015

Un voyage en eaux profondes

Je suis souvent allée dans une ville tout exprès pour voir un opéra, mais jamais je n’avais fait d’une seule traite 3 h 1/4 de TGV , pour assister à la représentation de l’opéra (5 h, avec les 2 courts entractes) , et autant pour rentrer à Paris, dans la journée même. Voyage fait le dimanche 29 mars.

C’est une expérience intense, condensée, entièrement consacré à la musique et aux réflexions sur la temporalité ; c’est une histoire de voyages enchâssés, car le mythe de Tristan et Isolde est une affaire de voyages, portée par les allers et retours de leurs bateaux sur la mer d’Irlande, ponctuée des récits de voyages wagnériens qui expliquent par l’évocation du passé le présent du temps déroulé de l’opéra, voyages au cœur de la mémoire de chacun des personnages.

Cela m’a causé un vrai vertige, vertige de plaisir dû à cette magnifique musique, vertige de questions que pose le mythe lui-même revu par Wagner. Le tout associé, naturellement, aux autres représentations de Tristan et Isolde, que j’ai vues ailleurs, autres temps, autres circonstances.

Je suis partie avec mes souvenirs en désordre à travers les plaines de l’Ouest, croisant les fleuves de l’Ouest, journée noyée dans la grisaille et la brume, presque un temps d’Irlande. Anniversaires et rencontres, temps et lieux. La naissance de mon fils, il y a bien des années déjà, est le plus inoubliable des 29 mars ; à Poitiers, le souvenir d’une amie, Annie O., si gaie, si vivante, connue au Mexique et maintenant disparue ; à Angoulême, surgit la rencontre de Lucien de Rubempré avec Carlos Herrera qui en tombe amoureux sur les bords la Charente, et part avec lui pour Paris où Lucien se ruinera d’amour et d’argent pour Esther et Coralie, jusqu’à choisir d’ en mourir ; et voici Mérignac, où ma grand-mère est née et où ma mère allait en vacances quand elle était petite, avant la Grande Guerre, dans une grande maison qui a disparu, disait-elle, avec la création de l’aéroport. .

Bordeaux Saint-Jean. Sous la grande verrière, je débarque pour cette représentation de Tristan.

Petite bruine, la ville est un peu vide, c’est dimanche, les gens sont à table ou bien achètent en toute hâte des macarons dans la bonne pâtisserie, pour offrir.
Je hasarde trois pas qui me font découvrir la belle église de style jésuite de Notre-Dame de Bordeaux.

Vers 2 heures et demie, après un déjeuner assez solide dans un agréable bistrot, étape nécessaire pour affronter 5 heures à l’opéra et 3 heures et quart de retour en TGC, me voici devant l’auditorium.

J’entre bientôt dans cette grande salle neuve, inauguréee en janvier 2013, aux couleurs et aux formes douces. Je suis au 5e rang, le fauteuil me cale bien, sans excès, et restera à la fois serviable et immatériel, jusqu’au bout. Ce qu’il faut pour plonger et me dilater dans l’opéra, maintes fois vu, voyage musical et poétique, obsédant et déchirant, allant du désir de mort à la mort, en passant par les cases cruelles de l’amour et des trahisons. Histoire connue par cœur, musique de même, pourtant toujours nouvelle, avec ses attentes, ses récits, ses promesses.

Acte I, « Quel roi ? »

Encore un peu de temps avant que commence l’opéra. La scène, visible (il n’y a pas de rideau) est simplifiée à souhait : la fosse d’orchestre est en grande partie couverte par l’avancée du plateau, on est déjà dans le décor, dans le navire du Ier acte, dont on sentira la forme arrondie dans les actes suivants, tant ce bateau est allégorique du voyage qui va s’accomplir et qui conduit contre son gré Isolde au roi Marke, qu’elle doit épouser, sous la conduite de Tristan, comme chacun sait. La puissance et le ressassement magnifique des récits wagnériens vont nous réapprendre ce mythe enclos dans le navire, tout au long des monologues et dialogues.

Le voyage commence avec le fameux accord, porté par l’acoustique remarquable de la salle et je suis d’emblée conquise par l’Orchestre national de Bordeaux, dirigé par Paul Daniel, immense, fluide, à la fois précis et ample, détaillé et uni, vaste comme l’océan de sentiments, de sensations et de questions. La mise en scène de Giuseppe Frigeni] en accord avec le décor, va se révéler d’une grande justesse, très épurée, pour accompagner un amour dévorant. Giuseppe Frigeni voit, dans cet opéra, l’amour comme un échec, une destruction plutôt qu’une fusion et qu’un accomplissement, qui, eux n’auront lieu que dans la mort. Aspect presque janseniste de sa mise en scène, accomplie dans les décors et les attitudes des chanteurs, qui se révèleront des comédiens expressifs. Refus du contact pour retenir les arêtes vives des pertes.

Le décor indique et résume la mort présente - et elle l’est dans toutes les paroles du long poème wagnérien- : un lit étroit, sorte de coffre, sert à Tristan reposant au début de l’acte, se transformera en table pour la présentation du philtre. Nulle ambiguité chez Frigeni ni chez Wagner : l’amour est comme la mort, tous deux inscrits en viatique inévitable dans l’être humain. Aussi forts, nécesssaires, désirés et craints.

Le premier acte est d’une étonnante perfection, l’amour - d’abord déguisé en haine chez Isolde - a précédé le philtre, et l’oubli va précéder le désir de fusion et de mort : inévitable et mortifère, l’amour s’étend, se gonfle et remplit les deux êtres, Isolde et Tristan, figés, puis égarés, étirés, par l’immensité de cette force. Lorsque les marins crient « Vive le Roi », en arrivant sur la côte de Cornouailles, Isolde et Tristan sont tous deux ailleurs, hors de ce monde : « Quel roi ? », demande Tristan, éperdu, oubliant momentanément toute sa vie, pour se la rappeler et mieux s’en déchirer au cours des deux actes suivants.

Acte II, « Dont aucun ciel ne délivre »

Entre les deux actes, les parois du bateau basculent et se transforment en forêt de bouleaux, troncs gris et pâles mis en cage de verre, miroitants, autour desquels Tristan et Isolde se chercheront, dans la nuit, après la chasse, et se retrouvent, pour leur long duo tout à tour surexcité, apaisé, relancé, eau et feu, veillés par Brangäne. J’ai bien aimé la silhouette et la voix attentive de la fidèle Irlandaise, interprétée par Jeanina Bächler.

Tristan était Erin Caves, il remplaçait presque au pied levé Christian Voigt (pour qui j’avais pris mon billet...), il a un timbre agréable, peut-être un peu trop de force (notamment au IIIe acte), un côté un peu trop « Siegfried » pour un héros qui se croit coupable de vivre depuis toujours. Alwyn Mellor a du coffre, une stature assez lourde, la mise en scène statique et le parti désincarné pris par Giuseppe Frigeni la servent, on la verrait mal courir vers Tristan, ou se lover contre lui comme dans certaines mises en scène qui insistent sur le côté humain et la « réalisation sexuelle » de l’amour des deux héros.

L’indication d’une force supérieure qui les dépasse est ici adoptée, et place l’œuvre dans son rôle de mythe structurel du monde occidental. Ce parti refuse l’érotisme visuel que la musique transpose absolument. Il fait l’économie des scènes mimées bien maladroitement. Il n’ y a nulle redondance entre le visuel et l’auditif dans la mise en scène de Frogeni à Bordeaux. La musique, sans doute, n’en est que plus sensuelle, sublime et envoûtante. Portant la passion, l’attente, explosions, douceur et déchirements.

La révélation de cet Acte II de Bordeaux, pour moi, a été le roi Marke, une prise de rôle pour Nicolas Courjal, basse française, jeune et beau malgré les quelques artifices de maquillage pour lui donner l’âge d’être l’oncle de Tristan : l’air qui lui est confié, après que Melot lui ait mis sous le nez la trahison de son neveu fidèle et de sa femme - que ce dernier lui a choisie, et que lui, le roi, n’a pas même touchée -, est totalement bouleversant. Son rôle l’est toujours par la qualité musicale et la beauté des paroles désolées, mais je ne l’ai jamais ressenti comme à Bordeaux. La voix et la silhouette de ce roi, dans ses atours raides discrètement métallisés, étaient une merveille de dignité, de sensibilité et de tristesse, traduisant exactement l’effondrement d’être trahi par ce qu’il a de plus chéri.

Pourquoi cet enfer
dont aucun ciel ne délivre ?
Pourquoi cette honte
qu’aucune détresse ne peut expier ?
Qui de ceci mettra en lumière
la cause mystérieuse et insondable ?

Mystère insoluble des trahisons. Car, en plus de l’amour et de la mort, il y a une autre puissance à l’œuvre dans cet opéra, la trahison, tous trois avancent ensemble dans une cascade continue, se nourrissant l’un de l’autre. D’acte en acte, on apprend les trahisons, elles tirent les fils : Brngäne a trompé Isolde en interchangeant les philtres, Isolde a trahi le souvenir de son fiancé Morhold, tué par Tristan, Tristan trahit le roi Marke, qu’Isolde trahit aussi, Melot trahissant son ami Tristan auprès du roi. Unique contrepoint, inébranlable, Kurwenal reste le fidèle compagnon de Tristan.

Chacun de ces personnages va vers la mort, accompagné d’un mort, d’un souvenir de mort : Tristan a perdu son père, mort après l’avoir engendré, sa mère, morte en le mettant au monde, Isolde a perdu son fiancé Morhold tué par Tristan, Kurwenal perd Tristan, Brangäne, Isolde, et Marke veuf d’ une épouse qui ne lui a pas laissé d’enfant, perd Isolde et Tristan.

Acte III, « Quoi ? j’entends la lumière ? »

On est à Karéol chez Tristan, ramené par Kurwenal, après avoir été blessé par Melot (dans cette mise en scène, aux yeux). Au dehors, toujours dans l’arrondi du navire disparu du Ier acte, la forêt de bouleaux se masse derrière les grandes baies, il n’y a plus d’horizon. Le lit étroit du début est toujours là. Tristan, blessé, fiévreux, va y mourir pendant tout l’acte, agonie délirante, attente intense, se croyant abandonné dans « l’immense empire de la nuit universelle ». Immenses monologues, entrecoupés par ceux de Kurwenal désespéré de voir son maitre et ami ressasser sa vie malheureuse, marquée par la mort, criant après la mort, après l’amour, après le jour, après la souffrance, dans une totale confusion. Désirant le retour d’Isolde et maudissant ce « désir effroyable » qui le ronge. Désirant la mort que, alternativement et confusément, Isolde a tout à la fois éloignée et représentée pour lui. La peinture qu’il fait de son état mental est soutenue, portée, dans la musique, qui n’est jamais un cadre mais partie prenante, hyper-expressive.

Ce désir effroyable qui me ronge,
cette ardeur languide qui me consume,
si je voulais les nommer,
si tu pouvais les connaître,
tu ne resterais pas ici,
il te faudrait courir sur le promontoire...
dans une aspiration de tous les sens,
scruter l’horizon,
là où les voiles se gonflent,
là où sous les vents,
pour me trouver,
embrasée sous l’impulsion de son amour
(...)

À Paris, dans la mise en scène de Peter Sellars et Bill Viola (2005), plusieurs fois reprise ces dernières années, le IIIe acte était le plus réussi, avec les vidéos délirantes et délicates de femme marchant, image toute tremblée, rêvée, sur la plage. Mais elles avaient le défaut d’être détachées des voix et de surplomber la scène dépouillée où gesticulait Tristan mourant dans la pénombre du plateau.

Ici, l’espace de la scène était bien plus homogène, bouché par les bouleaux dans le fond, la mer invisible à travers les grands hublots qui subsistaient du décor du Ier acte et n’avaient jamais quittés la scène, la partie visuelle insistait sur le côté totalement enfermé, joué d’avance, tragique, de la mort de Tristan et la manière dont il se débat contre elle et pour elle.

Non ! Ah non !
Ce n’est pas ce qu’elle signifie !
Désirer ! Désirer !
Désirer au-dedans de la mort
et non mourir de désir !
La mélodie qui ne meurt jamais
appelle à présent avec ardeur
pour le repos de la mort la lointaine guérisseuse.

(...)

Quoi ? j’entends la lumière ?
Le flambeau, ah !
Le flambeau s’éteint !
Vers elle ! Vers elle !

Ici, au lieu de se précipiter vers lui, Isolde reste debout toute droite, à l’entrée et même, il se détourne d’elle. Comme il se détournerait d’une difficulté à voir la mort - lui qui l’a tant appelée - arriver enfin dans la personne même de la bien-aimée.

On se rappelle le propos de Frigeni : pour lui, cet opéra est l’échec de l’amour. Pourtant les indications de Wagner et le texte de Tristan notent un rapprochement matériel, physique, esquisse de la fusion mystique qui s’opèrera dans la mort. La parenté ambiguë entre l’amour et la mort, le désir qui éloigne au lieu de rapprocher, sont de fait inscrits dans l’œuvre de Wagner tout entière (Tannhäuser, Lohengrin, Le Hollandais volant). Peut-être est-ce cela, mourir, ce dernier rapprochement impossible comme le suggérait une mise en scène très curieuse de Graham Vick à Berlin en 2011, Tristan passant derrière la cloison de verre de la mort ?

L’arrivée du deuxième navire, portant Brangäne, Melot et le roi Marke, qui vient trop tard tout pardonner, est, comme j’ai toujours vu, un peu cafouilleuse. Constat tragique sans doute difficile à mettre en scène, coincé entre la mort de Tristan et la mort d’Isolde, ici, compensé par le bref retour de la voix magnifique de Nicolas Courjal sur les remparts. Dans la Mort d’Isolde, le célèbre Liebestodt, Alwyn Mellor m’a laissée un petit peu sur ma faim dans l’expressivité du désir fondu et apaisé de la mort. (Peut-être était-elle en désaccord avec le jansénisme de Frigeni, un interview sur son interprétation du rôleà New York le laisserait penser. )

Malgré de menues réserves, mon plaisir a été immense.

Retour

À la sortie, j’avas peu de temps pour foncer à Saint-Jean et j’ai eu beaucoup de chance : un wagnérien obligeant, qui, lui, était venu de Toulouse, a eu la gentillesse de me faire profiter de son taxi pour aller à la gare. Dans ce bref voyage, nous avons échangé mille considérations, nous avions les mêmes goûts, les mêmes plaisirs intenses avec Wagner et les post-wagnériens, et vu sans doute pas mal des mêmes productions (dont le Parsifal mis en scène par Castellucci à Bruxelles ) ; la mise en scène de Bordeaux nous avait enchantés par sa pureté, sa simplicité, son étroite fidélité au mythe traduit - lumières er décors - sans jamais concurrencer la beauté et l’expressivité de la musique. C’était agréable de parler, à chaud, de ce bonheur dont nous sortions.

Dans le TGV, seule, j’ai repassé dans ma tête chacune des scènes, chacun des instants, et déjà, je me désolais de n’avoir pas remarqué ou noté telle ou telle impression, telle attitude, tel détail. Je me promettais d’en rater le moins possible, et de relire souvent le livret de L’Avant-scène opéra pour me le rendre plus familier, plus intime, encore.

Tristan und Isolde, Opéra de Leipzig
Programme de l’opéra de Leipzig, 4 juin 2006

Dans ma mémoire, montaient les images d’autres temps, d’autres circonstances, la mise en scène un peu désuète et touchante de Leipzig en 2006, les voix merveilleuses dans le duo du IIe acte à Garnier en 1984 (avec René Kollo et Gwyneth Jones), les rochers du IIIe acte de Bruxelles 2007, le Liebestod de Waltraut Meier à Paris en 2005, etc. etc. J’avais la chance de les avoir vus.

Je prenais comme base le Tristan de Bordeaux, dans sa pureté alliée à sa beauté orchestrale, je m’apercevais qu’avec une dizaine d’autres, je me faisais le Tristan presque parfait. Il ne me restait plus qu’à en ajouter d’autres, souhaitant ne me lasser jamais de me fondre dans la beauté et l’intensité de l’œuvre wagnérienne et du temps.