Dijon, à nous deux ! Ring 2013
5 et 6 octobre 2013
Cet automne, j’ai mélangé deux Dijon, images et temps, celui des trois années que j’y ai passées entre 1950 et 1953, où j’étais étudiante, et celui qui, en cette année 2013 s’est fait le cadre d’un Ring compressé en deux jours. Du premier, j’ai surtout rencontré un cadre vide et bien léché, comme passé avec un produit décapant, genre jex-four, j’en dirai un mot plus bas, et le second, le présent, m’a fourni une étonnante expérience musicale : il m’a permis de et préciser ma relation avec la musique d’opéra, avec Richard Wagner et plus globalement avec le temps.
On passe en gare des Laumes, au fond, la colline d’Alésia
Je suis d’abord partie par la Gare de Lyon, sur cette ligne mille fois prise, avec les repères habituels, qu’il m’importe de saluer pour que les augures soient bonnes, l’immeuble de JB à Vert-de-Maisons, Vallourec, une pensée pour Momo et CB à Montbard, Vercingétorix à Alésia, et les sapins de Blaisy-Bas.
I. Une expérience esthétique
À la gare, sortant comme moi du TGV, et perplexes devant la machine à billets de la station du tram tout neuf et magnifique, il y avait des Anglais qui allaient aussi assister au Ring, on s’est parlé, on était déjà entre fans, entre wagnériens qui ne comptent ni peine ni fric, font des kilomètres et même, dans leur cas, franchissent des mers, pour écouter le Ring.
Le Ring. L’histoire du monde et de l’humanité. Les relations entre puissants et faibles, hommes et femmes, volonté, désir et crainte, familles, trahisons successives. Wagner y a tout abordé, tout décrit, par une technique de ressassement progressif, qui décalent les pions et l’échiquier, jusqu’à la fin finale, si je puis dire. Je sais bien l’histoire, je l’ai lue plusieurs fois sur les livrets de l’Avant-Scène opéra, ou vue sur les écrans de sur-titrages, maintenant, je ne les regarde plus beaucoup, d’abord, j’ai du mal, et surtout, je n’ai pas plus vraiment besoin de me donner ce mal, sans dire que je le sais par cœur, j’ai vu beaucoup de fois chaque épisode, dans des mises en scène différentes, ou simplement en écoutant, disque et radio. J’ai des points de repère de mots allemands, bref, je suis un peu chez moi, si j’ose dire alors il s’agit de lieux mythiques.
Je me rends compte que j’écris trop tard ces impressions, la Chine est passée par-dessus, avec ses maisons ming, les tuiles grises des tu lou, ses tours étincelantes, les bananiers et les bambous phénix, le Lac de l’Ouest et les pins acrobatiques des Huang Shan. Le Walhalla, musicalement, ne m’a pas quittée pendant le séjour à Shanghai, le Bund était le vrai décor de l’Or du Rhin, mais ensuite, il s’est estompé. J’avais les idées plus nombreuses, plus touffues en rentrant immédiatement de Dijon. Bref, je pars dans ces réflexions que je mènerai où je peux.
L’Auditorium de Dijon est dans la partie neuve de la ville, sur la route de Quettigny. Un tram ultra moderne le dessert, il part de la gare, passe Place Darcy, puis se dirige vers la Place de la République, emprunte des rues à peu près inconnues dans l’arrière de la ville et je le quitte à l’arrêt « Auditorium », sous une grosse construction neuve qui enjambe la chaussée, avec des façades arrondies en grands vitrages, avec des escaliers visibles, pris dans des tours de verre en spirale, un air volontairement « moderne » : c’et là que va se dérouler le Ring.
J’ai retenu un hôtel à deux pas. Je dépose ma valise, je mets une tenue un peu passe partout, en noir et je pars rejoindre une petite foule qui stationne déjà, il y a des Anglais, des Allemands, et naturellement des Français, qui papotent, certains viennent visiblement par cars avec des associations culturelles, qui les ont "briefé" sur Wagner. Mélange de fans et de non initiés. On entre dans la construction, escalators dans tous les sens et un grand foyer en bas, à peine moins hospitalier que celui de Bastille : au buffet, les jeunes serveurs sont débordés, ce n’est pas simple, il faut d’abord faire la queue à un guichet tenue par trois Nornes dijonnaises, comme dans les pays de l’Est, pour avoir un ticket de caisse correspondant à ce qu’on veut manger, puis venir refaire la queue au buffet pour demander l’équivalent du ticket, je pense à l’Allemagne, si accueillante, si agréable, si gemütlich, aux buffets avec des tas de choses, chaudes et froides, ici, des sandwiches de campagnes énormes et étouffe-chrétien, et des verres en plastique. Bon. Ce n’est pas le sujet. Mais un opéra est un tout, avec ses à côtés, ses verres de vin blanc, ses spectateurs, ses escaliers, et les arbres dehors qui les attendent.
Le sujet, c’est Wagner avec des coupures, forcément. On entre à 3 heures et demie, on sortira à dix heures et demie, il y aura des entractes, il me semble qu’on aurait pu sortir plus tard, avoir moins de coupures. Mais les gens de l’orchestre et les chanteurs sont des êtres humains, ils ont du travail, des efforts à faire, et donc des limites, différentes de celle des spectateurs dont l’activité est mentale, intense, - je m’imbibe, je pense, je coordonne, je suis en tension, je fais du Husserl à pleins tuyaux- mais pas physique, je ne bouge pas du tout, les acteurs, chanteurs, musiciens, eux, oui, ils se dépensent physiquement.
Ce Ring compressé m’a apporté à la fois la certitude que le temps est la composante essentielle du Ring, son personnage principal, en somme, qu’on ne peut pas le couper sans mutiler gravement l’œuvre, mais qui est cependant si belle qu’on peut lui faire tout ce qu’on veut, et même la faire crier par une absence particulièrement choquante, elle demeure sublime, envoûtante, transportante, enivrante.
Dans les CONTRE, donc, les coupures, toutes pénibles bien qu’inévitables. Mais certains manques ou certains raccords étaient plus ou moins troublants : ainsi, le raccord du prologue de L’Or du Rhin, inventé par Brice Pauset avec le fameux mi bémol majeur de l’Or, qu’il semble avoir un peu la prétention d’engendrer ; idem, dans La Walkyrie, le fait de mettre Sieglinde devant sa soupe avec Hunding, sans qu’il y ait la scène de retrouvailles préalable avec l’arrivée de Siegmund, etc. De même, à la deuxième Journée, Mime ne se fait pas assez serviteur malmené par Siegfried, et j’y ai vivement regretté l’absence de la grande et brève 1ère scène de l’Acte II, scène où se parlent les maîtres des trois mondes, Fafner pour les Géants, Alberich, pour les Nibelungen et Wotan pour les dieux, ou, plus grave, le Crépuscule, si considérable, est réduit à quelques gros noyaux, le fil n’y est pas, même si on peut se réjouir que les quelques coupures de l’Acte II soient assez bien choisies.
Les POUR sont très visuels. La beauté des décors dijonnais prime maintenant quand j’écoute des enregistrements audio, ce sont eux que je choisis dans mes souvenirs, les filles du Rhin dans la neige en manteau fourré blanc et manchon, le magnifique bûcher de Brunnhilde, immense main levée et secrète, les géants juchés dans leur pyramide de livres, les grandes bibliothèques du Walhalla si belles et qui se dégradent au fil des trois journées, les arbres qui se rongent au fur et à mesure et finissent par être même plantés à l’envers, tant les trahisons sont manifestes dans le Crépuscule, intelligence de l’équivalence de l’or et de la connaissance, plaisir des finesses incroyables de sentiments exprimés par les décors, liés à l’homogénéité des voix et de l’orchestre, la beauté des membres disjoints des 4 opéras, l’océan de cette musique, même tronçonnée, autant d’images et de souvenirs qui sont ineffaçables et me transportent.
Bien sûr, dans une telle œuvre, pas une note, pas un mot, ne devrait être soustrait. Pourtant, humainement, les chanteurs, malgré les coupes, étaient épuisés au bout du 2e jour. Et pourtant, même tronçonné, ce monde mythologico-réel embraye, avance, inexorable, même si subitement, la fin visuelle de l’opéra reste en de ça de la formidable dégradation, presque réduit à un plaidoyer pour l’instruction.
L’usure est une des formes du temps, elle l’accompagne, lui est intimement liée, dès l’origine, et s’exprime dans les trahisons de Wotan et sa cupidité et elle devient le Personnage principal, presque plus que la permanence d’Erda. Les décors se fondent dans l’esprit de la musique, qui, elle, ne se délabre pas, mais reprend, en les magnifiant, en les répétant, en les faisaient résonner dans une immense chambre d’échos où s’est déroulé le temps du monde des dieux, des nains et des géants, qui s’effondre et se fracasse, de par la cupidité générale et la sottise de Siegfried trompé comme un enfant par Gudrun et Hagen, qui clôt le cycle de la trahison.
Tous comptes faits : l’extraordinaire et remarquable entreprise de Laurent Joyeux et de son équipe a permis qu’on soit noyés pendant deux fois 7 heures, dans un tourbillon prodigieux et sublime, qui m’a emplie de plaisir et de notes, d’harmoniques et de tragique, jusqu’à en être absolument imprégnée, pendant la semaine qui a suivi, et qui m’a donc accompagnée jusqu’à Shanghai et même Hangzhou, dans le voyage que j’ai fait en Chine à partir du 11 octobre. Le Ring résonnait en Asie, et en moi, dans le grand espace sans fin d’Europe, de Sibérie, de Mongolie, dans les immeubles du Bund, image de l’Or du Rhin au-delà des mers, le Ring était absolument prêt à s’élancer tout le temps, en volutes profondes, dans ce monde nouveau, celui des Hommes, que les Chinois incarnent si bien, et que Wagner avait installés, à la fois agités, démesurés et appliqués, comme successeurs des dieux capricieux et menteurs.
II. Une expérience existentielle, retrouver le Dijon des années 1950/53
En marchant dans les rues assez désertes d’un dimanche matin où il avait plu, un dimanche gris, ds pavés gris, jaunâtres, des murs trop bien décapés par les récents ravalements des magnifiques hôtels particuliers du vieux Dijon, j’ai tenté une vaine entreprise. Je croyais m’y retrouver, réchauffer des souvenirs, rendre présents, usés mais présents, les moments vécus autrefois. Mais non. Car la ville a cherché à évoluer en soulignant les siècles passés de sa grandeur qui ne sont pas les années Cinquante.
C’était en fait comme un musée, ou comme la projection d’un vieux film en noir et blanc muet, avec quelques cartons-sous titres, pour désigner les lieux des actions disparues, mais la personne que j’ai été dans ces années-là a totalement disparu, recouverte ou mieux digérée par les années qui ont passé en elle, elles n’ont pas fait un « limon » protecteur d’une forme, mais le limon nourricier d’une culture incessante, je suis une autre. Je trouvais surtout, pour moi, un ennui profond à cette ville, je n’y avais vraiment plus rien à faire, sauf à y venir, comme n’importe où. Mais sans m’y trouver. Une ville devenue étrangère à moi.
Même l’immeuble de la place Bossuet, devant lequel j’ai pris la plus grande décision de ma vie - garder l’enfant que j’attendais- , après la première grande trahison dont j’ai été victime dans cet immeuble, ne m’éveillait rien, ne me touchait pas.
Je regardais cette place, je la prenais en photo, sans aucune impression, aucune sensation. Au plus un léger étonnement de ressentir si peu, voire rien.
En y réfléchissant, je me suis dit que c’était un lieu où la forme précédente de moi, qui portait des possibles d’une Hélène encore fille de l’éducation bourgeoise de la famille, s’était évanouie, morte même, pour laisser place à la nouvelle Hélène qui, en attendant un enfant, allait prendre la place de celle qui était encore seule, avec en moi, montante en brume à la fois intérieure et future ce que j’allais devenir peu à peu, et laissant tomber, comme un vêtement mal adapté, celle que j’étais alors.
Je pourrais mettre ici un panneau routier avec un gros Z. Ou m’y représenter avec un sacré clignotant, perchée comme Fasolt, dans ce mini-Ring inoubliable, sur une pyramide de livres à roulettes, dont certains allaient tomber dans le tournant, laissant la place à de nouveaux ouvrages, à faire, à écrire, à vivre. Ou une plaque historique, Ici a eu lieu une métamorphose. Dans ce cadre, j’étais comme une sorte de tache temporelle, anachronisme dans un espace qui se voulait de plus en plus semblable à un passé disparu des Ducs de Bourgogne ou de la faveur royale qui en a pris le relais, et qui, de fait ne ressemblait pas au Dijon des années Cinquante, où la « Hélène » de 19 ans avait vécu. En fait, le temps passé et les choix de la municipalité ont effacé « mon » vieux Dijon, ils en ont installé un plus noble, plus glorieux, plus imposant. Un musée très beau un peu trop reconstitué, et légèrement ennuyeux.
J’avais évolué en avant, plus à gauche de l’image, dans un futur, qui était devenu le Présent et qui déjà s’évanouissait sans cesse vers le passé. Ce moi étant la somme des Hélène, ce qui en demeure avec ce qui en est tombé.
Du vieux bric à brac, il ne reste rien de ma jeunesse. Ni là, ni ailleurs. Devant un horizon encore bouché, qui apparaît peu à peu, il ne reste que moi, un « moi » qui viendrait à ma rencontre. Halo musical wagnérien flottant autour du tableau pas fini.