Journal des Goncourt, 8 Suite et fin

Les Goncourt ont traversé le siècle de Wagner, de Verdi et de Richard Strauss, sans beaucoup se préoccuper de musique, à laquelle ils étaient, semble-t-il, indifférents. Seuls ou à deux, ils vont rarement à l’opéra ou au concert et ils ne commentent pas ces sorties-là. Ils s’en fichent. Les Goncourt ont des yeux, mais pas d’oreille, du moins musicale. À peine Reynaldo Hahn mettra-t-il une fois les pieds dans le Grenier.

J’ai beaucoup apprécié la biographie de Jean-Louis Cabanès et Pierre Dufief : elle m’a éclairée sur le déroulement complet de la vie d’Edmond et Jules, et sur les milieux dont ils sont issus. Cet ouvrage, très documenté, plein d’objectivité, m’a été indispensable, je l’ai lu par tranches, intercalées entre les tranches de Journal que je lisais d’abord pour me faire ma propre opinion : mais dans leur Journal, les Goncourt ne disent pas tout, loin de là.

Misogynes, les Bichons ? Pas si sûr. Sur ce point-là, je me sépare de Cabanès et Dufief qui leur donnent assez souvent ce qualificatif comme s’il allait de soi. La lecture du Journal et de leur bibliographie montrent plutôt la véritable obsession qu’ils ont de la condition féminine et l’intérêt profond qu’ils portent au corps des femmes, à leurs vêtements, à leur gestuelle, à leur présence qu’elle soit charmante ou gênante.

Oui, c’est vrai, les deux frères ont insisté parfois sur l’hystérie des femmes, oui, l’égalité n’est pas leur critère : ils ont surtout parlé de leur spécificité, ils disent - pour la dénoncer - la place inférieure que la société leur réserve avec ses règles, par les liens du mariage qui les rendent esclaves, et que leurs héroïnes cherchent à fuir, car ils les transforment facilement en victimes ; ils ont peint leurs difficultés dans tous les milieux, l’aristocratie ou le pouvoir, la bourgeoisie, le monde artistique, ils ont souligné leurs difficultés horribles dans les milieux pauvres. Ils ont dénoncé les conditions ignobles des prisons de femmes, celles des sœurs hospitalières, le refuge dans le mysticisme ou dans la maladie. Dans le Journal, que de descriptions soignées et jolies, je dirais même amoureuses, de leur carnation, de leur peau, de leur goût.

La plupart de leurs ouvrages leur sont consacrés, historiques et fictions. Qu’on en juge avec cette liste de leurs principales œuvres que j’emprunte en grande partie au site de l’Académie Goncourt :

1853 La Lorette
1854 Histoire de la société française pendant la Révolution.
1855 Histoire de la société française pendant le Directoire.
1858 Portraits intimes du XVIIIe siècle.
1858 Histoire de Marie-Antoinette.
1859 L’Art du XVIIIe siècle.
1860 Les maîtresses de Louis XV.
1861 Sœur Philomène.
1862 La Femme au XVIIIe siècle.
1864 Renée Mauperin.
1865 Germinie Lacerteux.
1866 Henriette Maréchal.
1867 Manette Salomon.
1869 Madame Gervaisais.
1877 La Fille Elisa.
1879 Les Frères Zemganno
1882 La Faustin.
1884 Chérie.
1887 Journal, les trois premiers volumes.
1890 Journal, Tome IV.
1891 Journal, Tome V.
1892 Journal, Tome VI.
1896 Hokousaï : l’art japonais au XVIIIe siècle, Paris, G. Charpentier et E. Fasquelle.
1894-1896 Journal, Tome VII, VIII et IX.

J’ai aimé les semaines passées avec les frères Goncourt dans cet hiver maussade de 2020/2021 ; j’en reviens à mon premier article sur eux, pour redire leur sens de la vie et du temps : en créant un genre littéraire, le Journal intime, glissé, évolutif, vivant, imprégné de temporalité, par rapport aux Mémoires orientées et composées après coup, ils m’ont permis de réviser la construction complexe de mon cher XIXe siècle, nous avons les mêmes amis, lu les mêmes romans, les mêmes correspondances, je partage avec eux le goût de l’histoire, et avec eux, j’ai suivi les divers évènements, cailloux jetés dans l’eau du quotidien, faisant des ronds à l’infini.
Ils m’ont ouvert, à la suite de Théophile Gautier ou de Jules Claretie, les portes des théâtres - scènes et coulisses - ou celles des rédactions des innombrables journaux, à la création incessante et active de ces mondes.

Attachés aux provinces de l’est, Champagne, Barrois, Lorraine, sans compter leur grande marche initiatique à pied dans le Sud en 1848, ils sont aussi des Parisiens hors pair, amateurs des banlieues artistes, des salons chics et des quartiers pauvres qu’ils parcourent pour mieux comprendre leurs héroïnes.
Cela dit, j’ai mon chouchou, le Journal pour moi a vraiment perdu son charme avec Jules ; avec Edmond, j’ai encore profité du XIXe siècle, j’ai encore appris, mais c’était moins amusant et, vers la fin, gâché par son inadmissible admiration pour Drumont et sa paranoïa antisémite.

Il se trouve que ma grand-mère maternelle est née en 1870 dix jours après la mort de Jules, que sa fille aînée - ma chère Tante Paulette - est née en 1896 un mois et demi après la mort d’Edmond, que la femme de Daudet meurt en 1935 moins de trois ans après ma naissance : c’est dire que cette histoire est vieille, mais pas tant que ça, je la touche facilement de la main, en quelque sorte, et même si elle ne m’est pas vraiment liée, j’ai lu les Goncourt avec cœur.

Parc en hiver
HP