Une écriture du temps, le Journal des Goncourt 1

Ces temps-ci, dans la monotonie usante du confinement bis, je me suis lancée dans la lecture du Journal des Goncourt : les deux frères, Edmond (1822-1896) et Jules (1830-1870), n’ont pas bonne presse, on dit que leur Journal est un ramassis de potins aigres, misogynes et antisémites, mais en fait, personne autour de moi ne l’a lu. À part le Prix de l’Académie Goncourt que leur legs a permis de fonder, et la station de métro qui leur est dévolue, les Goncourt demeurent souvent une sorte de mot vide.

D’eux, j’ai lu, lorsque j’étais en classe de Seconde, deux romans naturalistes dont je n’ai retenu que les titres, Germinie Lacerteux et Renée Mauperin, deux noms de femmes. Je ne me rappelle rien.

Je suis donc partie à l’aventure. Il y a dix tomes. De quoi se lasser ou de quoi apprendre sur eux et leur temps.

Le Second Empire se dessine sous mes yeux à travers ceux de ces deux personnages presque siamois par la pensée, sorte de couple sensible, qui parlent d’eux comme d’un seul être, il n’y a pas de « nous », mais un « je », ou un « moi ». Le Journal commence le jour du Coup d’état du 2 décembre 1851 : ce matin-là, ils attendent avec fébrilité la critique d’un de leurs articles littéraires, mais l’Histoire leur grille la politesse, la Deuxième République est renversée au profit de l’Empire par son propre Président, Louis-Napoléon Bonaparte, qui prend le nom de Napoléon III. De ce séisme politique qui va faire fuir Victor Hugo pour dix-huit ans, ils ne disent rien, ils sont seulement assis dans leurs fauteuils de velours, à feuilleter des journaux qui ne parlent pas d’eux. Les choses me rappellent Michel Houellebecq qui avait vu passer la sortie de Soumission sous silence en raison de l’attentat de Charlie Hebdo le 7 janvier 2015. Houellebecq était déjà célèbre, il avait justement reçu cinq ans auparavant le Prix Goncourt pour La Carte et le territoire, alors que les Goncourt sont des jeunes gens aisés, ils ont des terres et des fermages en province, ce sont de jeunes rentiers cultivés, ils cherchent à se faire jour dans le milieu littéraire touffu du XIXe siècle. Ils révèrent Balzac et Shakespeare. Leurs relations, ce sont Flaubert, Sainte-Beuve, Théophile Gautier et ses trois filles, ou, pour nous plus obscur, Paul de Saint-Victor ; ils cherchent à placer leurs articles d’histoire littéraire, à faire jouer leurs pièces, et vlan, le Coup d’état leur scie les pattes : ils transforment cette date en date de fondation de ce qui sera la partie la plus vivante de leur œuvre, ce qu’ils ne savent pas.

Au début, c’est un peu gauche, écrit comme un agenda, de petites phrases, quelques faits, quelques notations, quelques coups de patte. Assez vite, au cours du tome I, le ton s’organise et le projet de décrire leur sensation du temps et du monde prend corps - il y a souvent des descriptions aiguës des corps -, je commence à me faire à cette écriture fluide, changeante, sorte de filtre animé du temps présent, parsemé d’ombres chinoises prises dans les souvenirs, les rencontres, les déplacements, lanterne magique.

Voilà, aujourd’hui, je m’en tiens à ce petit cadrage, à des impressions, je commence le journal de ma lecture du Journal : j’aime bien qu’ils soient sensibles au temps qui passe, à l’espace qui se déroule, le mouvement les captive, ils aiment le chemin de fer, ils marchent, ils prennent des fiacres, ils regardent sortir les feuilles des journaux ou les eaux-fortes dans les ateliers, le monde en marche. Tout en regrettant l’élégance disparue du XVIIIe siècle.

Ces deux personnages étranges, qui vivent dans le monde du journalisme et de la littérature, construisent en petites touches un monument évolutif. Rien à voir avec des « Mémoires » rédigées après coup. Au hasard, ils dessinent un monde qui change. Ils ne travaillent ni comme Saint-Simon, ni comme De Gaulle qui construisent après coup et avec génie ce qui les arrange. Les Goncourt seraient plus proches d’un cinéaste d’actualités. Dans les Années Cinquante et Soixante du XIXe siècle, il écrivent le quotidien qui grignote le temps et pourtant le dessine. La réalité, c’est le temps qui passe.

(À suivre)