24 heures ordinaires Chronique d’un automne 2

Hier matin, sur France Culture, Guillaume Erner participait à la journée de la chaîne sur « La qualité des débats dans l’espace public » actuel, et ses invités déploraient les positions radicales et ramassées pour faire choc, à la Trump, au nom de la fausse bienpensance (la "censure du bien"). Il recevait deux hôtes de grande qualité, Emmanuel Pierrat, avocat au barreau de Paris, écrivain, auteur de “Nouvelles morales, nouvelles censures” (Gallimard, 2018), et Nathalie Heinich, sociologue, directrice de recherche au CNRS, auteure notamment de “Des valeurs. Une approche sociologique”, (Gallimard, 2017), “Ce que n’est pas l’identité” (Gallimard, 2018) et “Le pont neuf de Christo” (Thierry Marchaisse, 2020). Il a voulu jouer l’avocat du diable, défendant les nouvelles formes de censure, très animé, il coupait la parole à ses invités, parlait en même temps qu’eux, défendait les bandes d’étudiants ignorants et brutaux, les livres déchirés et les statues déboulonnées, les professeurs ou autres personnes empêchés de parler dans les facs, à l’écran, ou dont on parasite les videos, etc. « Ah disait-il, on a été jeune, il faut comprendre ». Bref, il faisait une fois encore mal son travail, et prenait ici sottement la défense du fascisme latent qui éclate de plus en plus souvent.

Je n’ose pas imaginer ce qui a pu courir sur les « réseaux sociaux » ce matin à propos du drame effroyable de la veille, l’assassinat d’un prof d’histoire et de géo qui avait fait un cours sur la liberté d’expression à propos des caricatures de Mahomet, et qui a été décapité au couteau par un jeune Tchétchène né à Moscou, voici 18 ans, rescapé de ceux que Poutine voulait poursuivre pour « les buter jusque dans les chiottes », dans notre aimable monde. Fanatique, cinglé, je ne sais, il est mort à son tour après avoir donné une mort épouvantable. Sur toutes les chaînes d’infos, dans la nuit d’automne, les clignotants des flics et des officiels venus dans le collège du pauvre professeur assassiné, on attendait, on attendait, on attendait, puis vint un petit discours, un discours qui répétait que les ennemis de la République ne passeraient pas. C’était nécessaire de le dire. Mais le tragique était trop grand pour les discours.

Ce matin, je suis allée à Monoprix. À l’entrée, trois employés masqués - je l’étais aussi, bien sûr - me préviennent : il y a une panne, on ne peut payer ni en carte, ni en chèque, uniquement en espèces. Je contemple mon porte monnaie. Je vois que, croyant prendre 30 euros (un billet de 10 et un billet de 20) par chance, je me suis trompée et j’ai pris un billet de 50 qui a la même couleur que ceux de 10. Donc j’entre, gel, gros panier à roulettes. Je fais mes courses, toujours la même pénurie des gants de vaisselle depuis le Covid-19 (?), le reste est là, et je m’approche d’une file pour aller payer.
Des chariots débordants du samedi.
Commence une longue, longue attente. Le premier chariot débordant finit par être avalé, encore deux avant moi, et, derrière moi, les gens commencent à râler, Pourquoi ça n’avance pas, Pourquoi il n’y a que deux caisses, Pourquoi « ils » n’ouvrent pas les autres caisses, C’est pour ne pas payer le personnel, Mais non, Mais si, optimistes, contre pessimistes, râleurs contre résignés, yeux mécontents au dessus des masques plissés qui s’affaissent ou se gonflent un peu quand on parle, mais on papote finalement assez peu car les masques ne s’y prêtent pas.
C’est un piétinement mécontent en respectant nos distances barrières, c’est le monde d’aujourd’hui ; enfin, on apprend que le magasin ne dispose plus que de deux caissses qui peuvent prendre les paiements en liquide, les autres sont trop perfectionnées et sont condamnées à l’inaction par la panne - catastrophe pour le magasin, c’est samedi, ça va refroidir les achats - le temps s’allonge car l’un des gros chariots a payé avec un billet de 50 euros que la caisse refuse (ce service-ci marche) car il est un peu usé, mou et vieux, le type doit ressortir une partie de ses articles pour que ça corresponde à ce qui lui reste comme liquide acceptable et que la caissière doit rentrer à nouveau, un à un comme n’ayant été pas vendus. « Faire et défaire, c’est toujours travailler », disait-on autrefois.

Avec le confinement nocturne, la pauvre Culture s’enfonce. Je reçois de multiples mails désolants, les théâtres, les concerts, les salles, qui disent qu’elles vont essayer de s’adapter, ou qui annulent et capitulent momentanément ou qui sait, davantage : elles et moi sommes comme les grenouilles posées dans la marmite d’eau déjà tièdie par les péripéties des mois précédents et se demandant quand ça s’arrêtera de chauffer.

Voilà une chronique ennuyeuse et à moitié décousue, comme la vie en ce moment. C’est l’automne 2020, dans un coin du vaste monde qui pédale comme partout dans la choucroute.

Demain après midi, en matinée, enfin, un billet non annulé, je vais au théâtre. Hourrah.