De l’air, de l’air (bis) Chronique d’un printemps, 45

Paris, mardi 28 avril 2020

Au hasard, j’essaie des pistes pour m’échapper un peu : pas facile.
L’humanité, en ce moment, a l’air d’avoir le goût du malheur. Hier, j’ai été captivée - et passablement terrifiée - par une des chaînes cinéma qui passait Nan Shui Bei Diao, un superbe documentaire d’Antoine Boutet, sur la Chine (2015, 1 h 50) et le projet de dériver les fleuves du Sud vers le Nord : « Sud Eau Nord Déplacer ». Il s’agit d’un énorme transfert d’eau, inspiré sans doute par le Grand Canal : celui ci projeté dès le Ve siècle, avait été achevé sous les Ming (XIVe-XVIIe siècles) et, classé au patrimoine de l’humanité, il est encore en service, surtout pour le tourisme. Le projet actuel, objet du documentaire, se déroule à une échelle infiniment plus étendue et dangereuse, avec d’énormes déplacements de populations.

J’ai pris quelques photos sur ma télé : les régions concernées, la triste laideur des paysages envahis par le déchets et la sécheresse, l’univers fou des habitations collectives, la beauté des montagnes tibétaines où naissent le Fleuve jaune et le Fleuve bleu et qu’envahissent les ingénieurs.

Ce n’était pas très remontant, ça sortait de notre enfermement sanitaire, pour nous reprécipiter dans la crise climatique, les problèmes politiques et les ravages de l’intelligence artificielle. Mais au moins, l’ensemble était passionnant et visuellement splendide, j’en ai marre des grosses têtes déformées des vidéo-conférences de la télé. Ah, l’heureux temps où j’ai pu faire des voyages lointains !

Tibet, vers les sources du Fleuve jaune.(A. Boutet),
HP (photo prise sur télévision)
Tibet, vers les sources du Fleuve jaune
HP (photo prise sur télévision)
Ingénieurs préparant le détournement du Fleuve jaune (A. Boutet)
HP (photo prise sur télévision)
Habitations pour personnes transférées au Tibet (A. Boutet)
HP (photo prise sur télévision)

Cet après-midi, programme : écouter Édouard Philippe parler à 15 h, car je sais d’avance que les commentaires qui suivront m’horripileront, et je préfère l’entendre moi-même cadrer notre proche avenir, plutôt que les « il aurait dû » etc. Étant donné la situation cataclysmique où court le monde, écouter et juger par soi-même me semble une nécessité.

Blandans, dimanche 28 avril 1940

Dans la plus invraisemblable confusion, l’expédition de Norvège et son but, couper la route du fer aux Allemands, sont en train de s’effondrer. On rembarque, en disant qu’on débarque. Oui, les soldat anglais se sont par moments saoûlés la gueule au lieu de combattre. Oui, on quitte les rivages, en disant qu’on y a été victorieux. Mais alors pourquoi les quitter ? Non la route du fer n’est pas coupée du tout, comme le montre très bien l’ouvrage de Kersaudy (La Guerre du fer : 1940), fort intéressant, devenu introuvable sauf en traînant sur des sites d’e-books. Quand on lit la littérature politique de l’époque, et les ouvrages des historiens sur le sujet au fil des années, on ne voit que les contrordres, les ordres, les erreurs, les décisions contradictoires, bref, ce qui s’appelle l’affolement.

Rien de cet affolement n’arrive encore à mes oreilles. C’est juste une atmosphère pavée de noms exotiques et quelques exclamations d’étonnement ou de regret. Plus que jamais j’entends « Je me demande ce que dirait Papa s’il était là », en parlant de mon grand-père. En 2020, je sais qu’il n’aurait rien compris du tout, car s’il était un vieux monsieur très gentil avec ses petites filles, c’était un vieux schnock, il aurait applaudi à la présence de Pétain dans le gouvernement de Paul Reynaud, sans vouloir voir qu’il s’y conduisait d’une manière déplorablement défaitiste, sans parler de la suite. Sa femme et ses filles étaient encore enveloppées dans sa pensée limitée et dangereuse. On chantait toujours nos acclamations carolingiennes.

Aujourd’hui dimanche, on sera peut-être allée à La Sauge, non pas jeter un coup d’œil à la ligne Maginot, mais jouer, selon nos âges, avec les 4 enfants J. L’aîné avait l’âge de Paulette, la seconde,l’âge de Claudine, et moi, j’étais juste "entre" Kostia 8 ans et la dernière qui s’appelait aussi Hélène, 6 ans. Leur maison était grande et dans un désordre merveilleux, qui nous interloquait un peu, mais qu’on attribuait à la fantaisie de leur grand-mère Jenny, une vieille dame à l’accent « étranger » (tchèque ou roumain, je ne sais plus), très prononcé et qui était l’amie de ma grand-mère. Leur grand-père avait un défaut de prononciation, dans sa bouche, le "s" devenaient des "ch". On l’imitait en rentrant, après leur avoir rendu visite. Il avait été dans la diplomatie, et parlait avec autorité de l’Europe centrale. Et de la situation dramatique qui y régnait. « Les Sudètes » : j’avais entendu ce nom toute l’année précédente, en croyant qu’il désignait des gens, sans savoir que c’était des montagnes.