Marianne ou l’avenir Chronique d’un printemps, 43

Paris, dimanche 26 avril 2020

Hier soir et ce matin, j’ai reçu de mauvaises nouvelles. L’air parisien, du coup, comme toujours tout peuplé de soleil, est plus étrange. J’ai de la peine pour mes amis. L’impression, parfois, que ce virus nous fait tous pédaler dans la semoule.

France-Musique ce matin : « Au chœur de l’orchestre », excellente émission qui suit le non moins excellent « Bach du dimanche », entreprend de dresser les malheurs imprévus des orchestres au fil du temps, ceux qui, sous la force des choses - au mieux grèves ou voyages annulés, au pire, maladie ou mort - , ont été privés de tel ou tel musicien ou de telle ou telle représentation. Ce qui est une occasion pour entendre de magnifiques extraits et apprendre comment compenser. Je ne sais pas si on compense vraiment, mais c’est vrai, on aménage, on passe son temps à aménager en ce moment, à attendre, à bifurquer, à se demander si, un jour, on retrouvera, entre autres, la chaleur des salles de concert, celle des bistrots, celle des restaurants. Triste distance.

Hier, retransmission sur Mezzo d’une Tosca, du Festival de printemps de Salzbourg : de belles voix, mais je vais chipoter sur la mise en scène (Michael Sturminger), le bizarre troisième acte, où interviennent, pendant l’ouverture, les enfants d’un collège (ceux qui chantent au premier acte dans l’église), ils se lèvent à 4 heures moins vingt du matin, font leur lit au cordeau pendant que l’un d’eux chante l’air habituellement confié à un pâtre, à propos des lumières de l’aube, puis, ils vont assister à l’exécution de Mario sur le toit du Château Saint-Ange ??? Bizarre, bizarre. Et la Tosca elle-même, au lieu de se jeter comme le veut le livret par-dessus le parapet du Château Saint-Ange, tire sur Scarpia (ou sur son fantôme ? puisqu’elle l’a tué au deuxième acte ) venu soudain sur ce toit, couvert de sang pour la viser et la tuer d’un coup de pistolet. Je n’ai pas vu l’intérêt de ces innovations. Il faut laisser à la Tosca l’initiative de sa propre mort. L’histoire est déjà assez triste sans qu’on en rajoute en contresens.

Les opéras du XIXe siècle sont un immense catalogue d’actions sinistres et programmées par le destin qui broie les individus : à l’exception de Fidelio, œuvre de résistance, montrant le triomphe de l’initiative, de la volonté et de l’amour, au service de la liberté. Comme, à l’heure qu’il est, Fidelio est le dernier opéra que j’ai vu mis en scène et en public, je trouve que le hasard, là, a bien fait les choses.

Oui, je sais, je radote un peu, avec ma musique. « Mais que faire en un gîte, à moins que l’on ne songe ? » ( La Fontaine) : j’avais écrit cette interrogation avec du vernis à ongles sur un abat-jour de ma chambre d’étudiante à Dijon il y a bien longtemps. Une amie avait répondu, avec le même vernis à ongles, « Chère Hélène, bien des choses. »

Par exemple, revenir à Beethoven, le 3e mouvement de la 9e. Et foncer à nouveau dans les Mémoires de guerre dont le style est toujours aussi captivant, entraînant, vif et précis. Je plonge donc avec un intérêt constant dans les difficultés et les actions du général de Gaulle, bien seul à Londres en juillet 1940. Comme cet ouvrage est énorme, j’en ai pour des jours et des jours.Je devrai même peut-être commander des bouquins de diversion, pour intercaler.

Blandans, vendredi 26 avril 1940

Là, le temps coule doucement dans les prés, pleins de fleurs jaunes. Sans histoire. Décompte insensible vers la catastrophe.

Anna, une Polonaise qui avait d’abord été embauchée comme cuisinière du temps de mon grand-père, s’était mariée en 1938 avec Constant, un autre Polonais immigré. Ils s’étaient installés à Domblans, où Constant travaillait dans la petite usine de bois derrière la gare. Ils avaient été naturalisés. Ils avaient eu une petite fille, que, en l’honneur de leur nouvelle patrie, ils avaient appelée Marianne, elle avait maintenant plus d’un an. Ils avaient parié sur l’avenir.

Anna montait de temps en temps jusqu’à Blandans faire les lessives qui prenaient du temps et de l’énergie, dans ce temps à grosses lessiveuses et à planche à laver ; elle amenait Marianne avec elle pour travailler, dans une voiture d’enfant qui avait dû être la mienne, Claudine et moi, on jouait avec elle sur la terrasse de la petite cuisine. On adorait Anna, elle était toujours souriante, quoi qu’elle fasse, quoi qu’il arrive ; elle parlait un français assez restreint, que nous comparions à celui des Polonais de la Comtesse de Ségur, dans L’Auberge de l’Ange gardien.