Adaptation Chronique d’un printemps 27

Paris, vendredi 10 avril 2020

Aujourd’hui, je me sens un peu comme Louis XVI retour de chasse en juillet 1789, qui écrit sur son carnet, Rien.

Loin des radios et télés qui organisent avec beaucoup de bêtise une fausse ou vraie guerre des médecins.

Monoprix est souvent dépourvu de farine, les gens font des gâteaux, comme me l’a confirmé hier une des dames qui remplit les rayons. On s’est parlé, quel exploit ! À 1 mètre 50 bien tassé, comme il se doit. Elle a un masque, moi pas.

Hier, retour de courses, j’ai écouté les sonates 7, 8, 9 de Beethoven, vieil enregistrement d’Yves Nat. Rien ne vaudra jamais Trifonov en direct, dans une salle. Mais bon, il faut s’adapter. Mais comment s’adapter à penser que les autres sont un danger et que j’en suis un aussi ?

Téléphones des uns et des autres, loupe sur les caractères : j’entends le mien en retour, ses défauts et qualités surexposés.

J’ai continué à lire L’Étrange défaite. Ici, beau temps, et même, magnifique contrairement au début du printemps 1940.

Moi, dans la glace : l’air un peu tendu, l’atmosphère générale n’est pas porteuse de tranquillité, mes racines, mais ce n’est pas si terrible que je ne le craignais, pas si rapide, pas si tranché, et l’idée que désormais, je serai comme ça pour un bout de temps.

Dilution de l’avenir normal. Vivable, mais pas amusant. Il va falloir que se créent de petites prises sur le temps, comme si on apprenait à grimper sur un rocher au Vieux Campeur, celui qu’on voit en vitrine, en contrebas, quand on passe dans la rue des Écoles, enfin, quand on passait.

Blandans, mercredi 10 avril 1940

La Seille a fini par déborder, c’est souvent comme ça au printemps, fonte des neiges et pluies, elle envahit les prés communaux sur plusieurs hectares, elle couvre même des kilomètres carrés, étrange capacité pour ce mince cours d’eau, elle coupe la route secondaire, dite « des Iles » entre Domblans et Voiteur, elle coupe la route entre Blandans et Domblans. Ce n’est pas forcément très profond. Mais on n’ose plus passer, car on ne sait pas très bien le tracé exact de la chaussée, quand on ne la voit pas, où sont les fossés et les dénivelés, qui feraient perdre l’équilibre et on tomberait dans l’eau boueuse. Pas de communication. Pas de panique, non plus. À la campagne, on a toujours des provisions. Un de ces jours, la Seille va rentrer dans son lit. Pour l’instant, on reste sur notre colline. La fontaine crache des flots d’eau un peu boueuse. Ce n’est pas sale, juste du limon un peu remué. Un petit goût de terre.

Dans les Ardennes, dans les Flandres aussi, il pleut. Marc Bloch, préposé au ravitaillement en essence, se fait du souci à propos de l’immobilisme, des querelles d’état-major, comme je le lis en 2020 dans L’Étrange défaite, qui traîne en longueur et montre cet étirement, ce temps perdu, ce temps de printemps.