Un bal masqué, Verdi, 1859 Paris, Bastille, 2018

Les méfaits de la censure

Giuseppe Verdi
© Wikipedia

Dans le projet de ce qui deviendra Un bal masqué, Verdi voulait mettre en scène et en musique un fait divers historique assez récent : l’assasinat de Gustave III de Suède, qui avait eu lieu à Stockholm en 1792, à la suite d’une conspiration des nobles de la cour. Un sujet hautement politique, encore teinté d’actualité, puisqu’il s’agit de l’assassinat d’un monarque d’Europe en exercice, une cinquantaine d’années auparavant.

Mais la censure des Bourbons qui règnent à Naples ne supporte pas des allusions aussi directes à la contestation du pouvoir royal, et Verdi a dû tout transposer : de Suède, l’action se passe aux État-Unis, pays démocratique, le « roi » est remplacé par le gouverneur de Boston, et la raison de l’assassinat est beaucoup plus le règlement de compte d’une rivalité amoureuse qu’un vrai projet politique, même s’il y a quelques conjurés. Le livret est totalement faussé et devient incohérent.

Wikipedia cite très à propos le commemtaire de Verdi, à propos des modifications profondes que la censure a exigées dans son opéra Un bal masqué :
" Je pose en outre la question suivante ; les éléments suivants de mon drame subsistent-ils, oui ou non, dans la version censurée :

Le titre ? Non [1]
Le poète ? Non
La période ? Non
Le cadre ? Non
Les personnages ? Non
Les situations ? Non
Le tirage au sort ? Non
Le bal ? Non

Un musicien qui se respecte et qui respecte son Art ne peut ni ne doit se déshonorer en acceptant […] de telles monstruosités qui violent les principes les plus fondamentaux de l’art dramatique et avilissent la conscience de l’artiste [2]."

Sauf que finalement, il a accepté.

Mais l’œuvre, de l’aveu de Verdi, reste donc bien massacrée, et, 150 ans après, elle s’en ressent toujours : Un bal masqué conserve à la base des incohérences de livret, en devenant essentiellement une affaire d’amour banale, mettant en jeu un trio vocal tout à fait verdien, soprano, baryton, ténor - : Amalia, l’héroïne vertueuse et passionnée, est une femme écartelée entre son mari Renato - le secrétaire du gouverneur et chef d’un complot contre le pouvoir -, et l’amour que le gouverneur, Ricardo, lui porte.
Verdi s’est rattrapé avec l’aspect romantique du livret, en créant un personnage de magicienne, Ulrica (mezzo, Varduhi Abrahamyan) qui, en transe, se met au service de l’amour à l’Acte I, (2e tableau) et conseille à Amalia d’aller cueillir une mandragore au pied du gibet de la ville pour éclaircir ses histoires d’amour, car elle aime Ricardo, bien qu’elle veuille rester fidèle à son mari.

Bref, un livret qui se ressent des coups de ciseaux, tordu, un peu ringard. Mais servi par une musique intéressante, un monde tantôt éclatant, tantôt heurté et secret, plein de tensions, progressant à coup de staccatos et de notes piquées, chœur et/ou orchestre, dont l’Acte II (la grande scène du gibet, où les protagonistes s’épient et se retrouvent) est un modèle qui peut être époustouflant.

La reprise de la production, mise en scène par Gilbert Deflo, est assez lourde et plutôt ennuyeuse : j’ai eu l’impression qu’il n’y avait aucune direction d’acteurs, Gilbert Deflo a laissé les chanteurs comme autrefois, plantés sans bouger dans divers points du plateau, Ricardo à vingt mètre d’Amalia pour chanter des duos passionnés.

Le décorateur, William Orlandi, semble avoir oublié Verdi : il a planté un lourd décor noir à touches blanches, avec des aigles énormes, des statues de Romains, façon fascisme italien. On attendrait Mussolini sur scène. Mais le vaillant ténor italien (Piero Pretti ) qui interprète Ricardo, n’est que le gouverneur de la ville de Boston aux alentours de 1800, il n’a ni les propos, ni les projets politiques du Duce : pourquoi cette obsession des années Trente qui traîne encore chez les metteurs en scène (il est vrai que cette production a quelques années) ?

Des dragons de bronze énormes occupent la place du gibet, et pas une mandragore ne pourrait pousser sur le plateau froid et nu, l’acte II étant transposé dans un monde à la fois ultra dimensionné et intérieur, hors de la nature.

Le noir domine. Deux exceptions : la robe rouge de la magicienne dans une scène genre vaudou, et le petit costume blanc du page Oscar qui est le seul à tourbillonner sur scène ; sinon tous les personnages sont en gris et noir et passablement figés. Le bal, parti comme on l’est, est aisément funèbre. Il est cadré en entonnoir, ouvert du côté de la salle, devant laquelle Renato assassine Ricardo, qui tombe et chante encore un petit moment, tandis que masques et dominos dansent assez harmonieusement, en les encadrant.

Moment d’une scène du bal
© Opéra de Paris

Bon, ma soirée a tout de même tout de même vraiment illuminée par Sondra Radvanovski qui interprétait Amalia, et qui se donnait à peu près à elle toute seule la peine d’être réellement expressive, un vrai personnage déchiré et aimant, dans sa belle crinoline noire mat : elle m’a paru une chanteuse somptueuse, une voix très riche, qui sait être tendre, triste, modulée, délicate ou ample. Je l’ai applaudie de très grand cœur sans regretter Anja Harteros qui doit la remplace en février.

Piero Pretti (Ricardo) lui donnait une réplique de belle qualité mais de moindre sensibilité. Renato (Simone Piazzola), ce soir là, n’était pas en voix. Le chef d’orchestre (Bertrand de Billy) a dirigé d’une manière un peu "coulante", qui la rend un peu fade, en noyant les inventivités de Verdi dans trop de legatos.

Notes

[1L’opéra devait porter le titre de Vendetta in domino

[2Extrait du mémoire en défense déposé par Verdi auprès du tribunal de commerce de Naples le 13 mars 1858. A. Luzio, Carteggi verdiani I, Rome, 1935, p. 269, cité par Mary Jane Phillips-Matz, Verdi, op. cit., p. 449