Le cinéma et l’EPHE Pour le 150e anniversaire de l’EPHE

« Le cinéma » a figuré 50 ans à l’affiche de la Ve section de l’EPHE, de 1964 à 2014, soit, en 2018, le tiers de l’existence de l’École. Ce terme - le cinéma -, couvre des éléments multiples relevant du régime de l’image, du spectacle, de la technique et de l’économie, un fait social total aurait pu dire Marcel Mauss. Cette histoire s’est déroulée sur le fond changeant des sciences humaines, où se mêlent des esprits originaux et une part de hasard. Pour avoir participé à cette aventure de 1978 à 2001, j’esquisse ici un brin de réponse à trois questions :
I. Comment « le cinéma » a-t-il atterri à la section des Sciences religieuses ?
II. Qu’y a-t-on enseigné et étudié sous ce nom ?
III. Pourquoi est-il absent depuis 2014 ?

I. Fondation

1946 : le rôle de Mario Roques

Cinquante ans après que les frères Lumière aient fait la démonstration de leur appareil le 30 décembre 1895, le cinéma - réalisateurs, œuvres, public – était devenu une affaire mondiale. En France, il allait devenir une affaire universitaire en partie grâce à Mario Roques, président de la IVe section de l’EPHE. Ce médiéviste saisit l’importance du cinéma, ses liens avec « l’immense domaine des sciences morales : psychologie et sociologie, vie mentale et vie sociale. [1] ». Pour traiter ces problèmes de représentation, de référents communs, d’imaginaire, Mario Roques n’a pas trouvé - ou pas cherché – de place dans sa section (Histoire et philologie) : il en confie le soin à l’École Normale Supérieure de Saint-Cloud où, avec ses collègues Étienne Souriau (Collège de France, philosophe), et Henri Wallon ( Sorbonne, psychologue), il fonde l’Institut de Filmologie et la Revue Internationale de Filmologie qui a vécu jusqu’en 1961.

Fin des années Cinquante, le cinéma déborde de l’ENS de Saint-Cloud vers la sociologie puis l’histoire : Georges Friedmann, Edgar Morin, Marc Ferro, à la VIe section, s’en emparent, mais à titre individuel. C’est la Ve section qui va le hisser au niveau de l’institution, porté par le flot montant de l’ethnologie.

1963 : un laboratoire audiovisuel à la Ve section

Le 23 mars 1963, deux directeurs d’études de la Ve section, Claude Lévi-Strauss (élu en 1951) et Germaine Dieterlen (élue en 1956), proposent au Conseil de créer une structure destinée à former les ethnologues à l’enregistrement des rites. Les motivations sont rappelées dans la préface de Problèmes et méthodes d’Histoire des religions, PUF, 1968, édité par la Ve section pour le Centenaire de l’EPHE : « L’objet des recherches propres à la Cinquième [section] imposait cependant une initiative qui la distingue : celle de la création d’un Laboratoire audio-visuel destiné à former de jeunes ethnologues ou sociologues à l’utilisation de techniques, prises d’images et de son, dont la nécessité est évidente pour les études religieuses. Nul ne contestera aujourd’hui qu’un film est un témoignage plus valable que bien des narrations. Il n’est sans doute pas indispensable de réserver aux continents lointains la quête de témoignages objectifs de cette nature. En France aussi des faits religieux sont en voie de disparition, et il est urgent d’en fixer le souvenir par tous les moyens. »

Un an plus tard, en mars 1964, c’est chose faite, un arrêté ministériel a créé le Laboratoire audio-visuel (LAV) et nommé à sa tête deux directeurs de laboratoire non appointés, Jean Rouch et Gilbert Rouget, tous deux au CNRS. Gilbert Rouget le quittera en 1974.

II. « Les travaux et les jours »

1964-1978 : l’époque Rouch

Jean Rouch (1917-2004) est un chercheur à la trajectoire originale, ingénieur des ponts et chaussées, devenu ethnologue, membre fondateur du Comité ethnographique du film, (Les maîres-fous, 1955, Moi, un Noir, 1958, La Chasse au lion à l’arc (1958-1965). Germaine Dieterlen le connaît de par leur maître commun, Marcel Griaule, ils travaillent ensemble en Afrique sur les Dogons. C’est un cinéaste déjà connu, chef de file du cinéma-vérité (Chronique d’un été, avec Edgar Morin, 1961).

Aussi la première phase du LAV est-elle dominée par sa personnalité, son horreur des contraintes, ses multiples fonctions dans d’autres institutions, ses tournages. Entre 1967 et 1973, il réalise la série des films sur les cérémonies du Sigui chez les Dogon.

Jusqu’en 1993, ses séminaires de l’EPHE, en collaboration avec Germaine Dieterlen, ont formé de nombreux ethnologues au tournage et à l’analyse de films. Rouch aime jouer des hasards, transformant les techniques en modes de réflexions et réciproquement. Pour lui, chaque film est une expérience. En 1971, un poste de maître-assistant est créé pour la réalisation : Roger Morillère, un fidèle de Rouch, auteur d’une thèse filmée sur le Carnaval de Limoux, y assure un excellent enseignement jusqu’à sa retraite en 1980. 

Jean Rouch nettoyant sa caméra
©Comité du film ethnographique

L’administration de la Ve section trouvait des bouts de ficelle pour financer en partie les enregistrements des fêtes du Sigui, acheter une table de montage, ou payer l’hébergement des quelques appareils à l’annexe du Musée Guimet.

En 1964, l’ethnologie dominante avait introduit le cinéma comme « auxiliaire ». Rouch, inclassable et brillant, y voyait bien davantage. Une partie de la section l’a tenu en suspicion : vieille crainte à l’égard de l’image ! L’arrivée de deux enseignants-chercheurs au LAV va transformer le statut du cinéma à l’EPHE : il devient un objet à part entière.

1978 : cinéma et mythologie

Historienne de formation, j’étais chef de travaux à la Ve section depuis 1965, où je m’occupais des archives et de la scolarité. En même temps, j’avais préparé et soutenu en 1978, avec Marc Ferro, une thèse d’histoire basée sur le cinéma : Les actualités cinématographiques allemandes (1918-1933), catalogue et analyse. Je concluais sur les capacités mythopoïétiques du cinéma. La même année, le ministère décide de transformer les chefs de travaux docteurs en maîtres-assistants. Le Bureau rattache mon poste au LAV au nom de l’ « image ». Rouch, que le hasard amuse toujours, donne son accord mais je ne travaille pas avec lui : libre à moi de développer ma perspective de lecture des films (fictions et/ou documentaires), d’élaborer ma méthode, influencée par Ricœur et Barthes. Mon terrain colle à la section (mythes), à défaut de coller au LAV dont il est convenu que je tiens le pôle analyse face au pôle réalisation.

1986. La direction d’études des Religions des sémites occidentaux et de la Bible hébraïque devient vacante : à l’initiative de Pierre Geoltrain, Marcel Detienne et Pierre Legendre, le Conseil de juin transforme l’intitulé en Cinéma et mythologie contemporaine. J’y suis élue en novembre. Dans la ligne pressentie par Mario Roques, j’étudie le cinéma comme fait social total, avec ses récits capables d’organiser mythes de fondation et mythes palliatifs, en réseau et en interaction avec les problèmes insolubles de l’humanité, la guerre, le nucléaire, la science etc. Cette histoire se lit au fil des Annuaires. J’en ai fait une présentation assez détaillée dans l’article liminaire du tome 111, pp. 31-58, 2005.

1982 : les rites et l’apprentissage

À la retraite de R. Morillère, Annie Comolli, philosophe et anthropologue-cinéaste, est élue dans son poste. Dans la mouvance de Claudine de France (CNRS et Paris X), elle développe ses travaux d’anthropologie visuelle sur les rites, avec une finesse égale à sa rigueur. Exactement inscrits dans le pôle réalisation, les intitulés successifs de sa chaire précisent l’évolution de ses travaux : Méthodes et techniques cinématographiques appliquées à l’étude des religions devient, en 1987, Cinématographie des rites puis en 1995, Cinéma, rites et apprentissage.

En 1998, elle est élue directeur d’études, sous l’intitulé Cinématographie de l’apprentissage des rites religieux. Je la cite : Ayant pris l’image animée-sonore comme principal moyen d’investigation en anthropologie, en particulier pour l’étude des rites religieux et des modalités de leur apprentissage, mes travaux se sont articulés autour de trois pôles en étroite dépendance : la réalisation de films, l’analyse du contenu filmé, enfin la réflexion sur les méthodes d’enquête et les formes de présentation filmiques utilisées par l’anthropologue-cinéaste. [...] Par ailleurs, le choix de l’apprentissage a permis d’approfondir la connaissance des rites religieux. Apparaissent en effet fréquemment des obligations et des prescriptions qui ne se dévoilent pas en situation de maîtrise ; de même est révélée l’existence de compromis entre les exigences de l’apprentissage et celles de l’exécution correcte du rite. L’apprentissage des rites religieux offre également au cinéaste un terrain propice à une réflexion sur le pouvoir de la description filmique, comme sur l’intérêt que présentent, pour la recherche anthropologique, certaines stratégies de monstration ou de soulignement mises en œuvre par l’image.

Cinéma, rites et mythes contemporains, une revue et un centre

En 1985, Annie Comolli et moi créons une revue, Cinéma, rites et mythes contemporains, pour accueillir les travaux de nos deux séminaires. 16 numéros de la revue, thématiques, donnant leur chance à de jeunes chercheurs, ont paru entre 1985 et 1993. Le n° 16 (Montrer, ne pas montrer), fait en collaboration avec la direction d’études de Jeanne Favret-Saada, Ethnologie religieuse de l’Europe sera le dernier, car fin 1993, des tracas administratifs stupides nous ont obligées à arrêter la parution. Les numéros sont consultables à la BNF.

Cinéma, rites et mythes contemporains n°16

En 1987, à la retraite de Rouch, nous avons transformé le LAV en centre de recherches - sous le même nom que la revue, Cinéma, rites et mythes contemporains (CRMC)-. Il a été un lieu actif d’échanges pour les chercheurs de nos séminaires, avec de fréquentes réunions, adoptant jusqu’en 1997 la forme d’une équipe associée (EA 1433) au sein de l’EPHE, logée rue Daviel avec d’autres centres de la section. Le CRMC a vécu là jusqu’à mon départ. Il a formé la base, grâce à Annie Comolli, d’une association avec Nanterre, l’EA Film et Sciences Humaines (EPHE-Paris X), 1998-2001.

III. L’absence : une pause ou quoi ?

En 2001, lors de ma retraite, je voyais le numérique monter, inflation folle de l’image animée, videos sans nombre, tous formats, tous lieux, tous sujets. Mon objet, le cinéma comme fait social, spectacle en salle ou relayé par la TV, était – est encore - un bien commun mais il perdait la prédominance qui en a fait un art majeur du XXe siècle. Comment l’inflation allait-elle tourner ? J’ai cru sage de ne pas lancer la direction d’études dans cette incertitude. Avec mon accord, elle est passée à l’anthropologie : ce fut une erreur, j’aurais dû demander le maintien du cinéma, limitant le champ aux films, sans me préoccuper des autres formes d’images animées.

Annie Comolli a continué à former bien des chercheurs à l’étude filmée des rituels et des apprentissages en collaboration avec Nanterre, mais depuis sa retraite en 2014, le cinéma n’est plus à l’affiche de la Ve section.

L’espace de pensée spécifique de la section, qui n’a nulle part d’équivalent, a permis un contact dynamique et une activité fructueuse entre le cinéma et le champ religieux, pendant 50 ans. Je souhaite que, très vite, une chaire de recherche cinématographique y soit rétablie.

Cinéma, rites et mythes contemporains n°1
© JP

Notes

[1Pour apprécier le rôle et les propos de Mario Roques, cf : « La création de l’association pour la recherche filmologique ». In : 1895. Mille huit cent quatre-vingt-quinze [URL : http://1895.revues.org/4466 ; DOI : 10.4000/1895.4466