Victor Puiseux, 18. Crises en tous genres

Cet avant-dernier chapitre relate trois crises : la première, politique et nationale, aboutit à l’établissement réussi de la République qui sert de fond de tableau aux dernières années de la vie de Victor. La deuxième touche Victor personnellement, au plan physique : son état de santé l’oblige à renoncer aux grandes courses en montagne. Et la troisième crise, non moins personnelle, est la tentation de Pierre d’entrer dans les ordres.

Fonder et consolider la République

J’ignore toujours le contenu des discussions politiques chez les Puiseux, mais dans le cas précis des institutions qui succèdent à la Chute de l’Empire, je peux les supposer franchement républicaines : car l’un des artisans de la République n’est autre qu’Henri Wallon, l’oncle de Laure, le frère de Sophie Jannet, avec qui Victor est très intimement lié : ils ont à peine huit ans de différence, ils se voient presque quotidiennement, ils habitent à cent mètres l’un de l’autre. Henri Wallon a toujours témoigné beaucoup d’attachement au mari de sa nièce disparue : comment oublier sa signature fidèle qui accompagne celle de Victor sur les registres d’état-civil lors des décès de Laure en 1858, de Paul en 1866 et de Louise en 1874. Sa sollicitude s’étendait bien au-delà.

Pendant les années 1870-1875, et avant de se régler de manière habile par l’intervention d’Henri Wallon, la vie politique française s’écoule dans les conflits et les réglements de compte éclatants ou souterrains. On a vu les difficultés politiques se succéder à partir de la Guerre et de la défaite : la chute de l’Empire, l’occupation allemande, la guerre civile avec la Commune de Paris et sa répression impitoyable, le tout sous le pouvoir autoritaire d’Adolphe Thiers, président d’une République née par proclamation, sans texte fondateur, et qui a eu pour tâche de régler et de signer le traité de Francfort, en février 1873 avec l’Allemagne.

Une fois le traité signé, ses adversaires politiques de tous bords, monarchistes (légitimes et orlélanistes) et républicains aux diverses nuances se liguent, pour des raisons parfaitement opposées, et le 24 mai 1873, l’assemblée nationale retire sa confiance au président de la République Adolphe Thiers. Une partie de députés - les légitimistes - rêve d’une restauration de la monarchie « vieux style » mais, en rejetant le drapeau tricolore, le petits-fils de Charles X, le comte de Chambord, prétendant au trône, ruine leurs espoirs. La scission entre orléanistes et légitimistes se crée et demeurera vivante jusqu’à la mort du comte de Chambord [1] en 1883.

Le Palais Bourbon vers 1860
wikipedia Photo Edouard Baldus

Faute de mieux, dans l’attente d’un compromis, l’assemblée confie le 20 novembre 1873 la présidence de la République au maréchal Patrice de Mac Mahon (1808-1893), légitimiste acharné, qui charge Albert de Broglie (1821-1901), vice-président du Conseil et en charge des Affaires étrangères, de former un gouvernement qui a instauré en France un « ordre moral », resté tristement célèbre.

L’amendement Wallon

Henri Wallon avait joué un rôle sous la Deuxième République et milité avec succès, on s’en souvient, pour l’abolition de l’esclavage. Choqué par le Coup d’État du 2 décembre 1851, il s’était éloigné du monde politique sous le Second Empire, pour se consacrer à l’enseignement (Professeur en Sorbonne, Membre de l’Académie des Inscriptions et Belles-Lettres). Une fois la République proclamée le 4 septembre 1870, il a repris la vie publique, et s’est présenté comme député du Nord en 1871. Centre gauche, très catholique, profondément « républicain », il va jouer dans la naissance des lois constitutionnelles de la nouvelle République un rôle largement reconnu. Pour écrire les paragraphes qui suivent, j’ai emprunté largement à trois sites, l’historique de l’Assemblée nationale, le site du Sénat et le site des descendants d’Henri Wallon.

L’objectif de l’assemblée était d’organiser la République sans dépasser le seuil de tolérance admissible par les nombreux monarchistes, on marchait sur des œufs. Comme le rappelle le site du Sénat, les textes constitutionnels de la IIIe République « sont, pour la première fois dans l’histoire de la France, l’œuvre de partis opposés, contraints d’éviter toutes les questions de principe susceptibles de les engager dans une logique de conflit ». D’où l’originalité formelle du texte, un patchwork construit sans méthode préalable ni plan d’ensemble, au moyen d’amendements et de compromis. Les textes adoptés sont courts, et laissent une large place à la coutume.

En fait, on n’innove pas réellement sur le fond car on reprend la tradition parlementaire des régimes précédents. « On associe pour la première fois la République à des mécanismes qui étaient caractéristiques de la monarchie constitutionnelle. Ce mouvement s’inscrit également dans une continuité intellectuelle qui puise ses sources dans les écrits de l’école libérale du Second Empire.

« Dans les faits, le projet sur lequel s’engage la discussion le 21 janvier 1875 est celui de la Commission des Trente (commission de l’Assemblée nationale chargée de faire des propositions constitutionnelles), un texte pour le moins prudent. Son rapporteur, Ventavon, s’exprime ainsi : « Ce n’est pas à vrai dire une Constitution que j’ai l’honneur de vous rapporter ; ce nom ne convient qu’aux institutions fondées pour un avenir indéfini. Il s’agit simplement aujourd’hui d’organiser des pouvoirs temporaires, les pouvoirs d’un homme. » L’article premier du projet est donc particulièrement neutre : « Le pouvoir législatif s’exerce par deux assemblées, la Chambre des députés et le Sénat. ». Le terme de République est soigneusement éludé. C’est sur ce terrain que s’engage la lutte. Le 28 janvier, Laboulaye propose un amendement ainsi conçu : « Le gouvernement de la République se compose de deux Chambres et d’un Président » . La proposition est rejetée mais à une faible majorité, par 359 voix contre 336 » (Ce passage est emprunté au site du Sénat.).

Henri Wallon
©Musée national du château de Versailles

C’est alors qu’intervient Henri Wallon. Il propose un texte dont la rédaction est à peine différente : Le Président de la République est élu à la majorité absolue des suffrages par le Sénat et la Chambre des députés réunis en Assemblée nationale. Il est nommé pour sept ans. Il est rééligible.

Il s’en explique ainsi : « Je ne vous demande pas de déclarer définitif le gouvernement républicain. Ne le déclarez pas non plus provisoire. Faites un gouvernement qui ait en lui les moyens de se transformer, non pas à une date fixe, mais lorsque les besoins du peuple le demanderont ». Henri Wallon se base sur ce qui existe, c’est- à-dire le Président de la République, à partir duquel il crée la perpétuité de la fonction présidentielle et celle du régime.

Le texte mentionne explicitement le Sénat, élément de la négociation considéré comme essentiel par les monarchistes, qui désiraient les deux chambres, nécessaires dans la suite qu’ils comptaient donner à leur projet de restauration. L’amendement est adopté à une voix de majorité, par 353 voix contre 352.

Après le vote de l’amendement qui fonde le régime - sa nature, son chef et les deux assemblées -, une majorité plus large s’est dessinée, de l’ensemble des gauches au centre droit orléaniste. Les trois lois constitutionnelles sont votées avec des majorités significatives :

— la loi du 24 février 1875 relative au Sénat est adoptée par 435 voix contre 234,

— la loi du 25 février 1875 sur l’organisation des pouvoirs publics est adoptée par 425 voix contre 254, l’amendement Wallon constituant l’article 2 de ce texte.

— la loi du 16 juillet 1875 régissant les rapports des pouvoirs publics est adoptée par 520 voix contre 84.

La République s’affirme

Tant bien que mal, les évènements et les personnalités qui les meublent, les unissent ou les créent, la République va prendre ses marques. Les monarchistes tenteront mais en vain, de faire agir Mac-Mahon en leur faveur, le poussant à l’affrontement avec le gouvernement et l’assemblée lors de la crise de mai 1877 : ce jour-là, le président Mac-Mahon dissout la Chambre des députés avec qui il est en conflit dans une affaire complexe à base religieuse, à propos du pouvoir temporel du pape et des manifestations catholiques ultramontaines interdites en France, par Jules Simon, ministre de l’Intérieur. Mais le nouveau scrutin va renforcer la majorité républicaine, et le président « doit se soumettre ou se démettre » : il se soumettra... de mauvais gré et finit par démissionner, après d’autres crises, en janvier 1879.

L’élection de Jules Grévy à la présidence va instaurer une période de consensus beaucoup plus « républicain ». Les grandes lois commenceront à être votées, liberté de presse (29 juillet 1881), enseignement obligatoire et gratuit (16 juin 1881) etc. du vivant de Victor Puiseux [2].

Une relation enragée à la montagne

Victor Puiseux ne fera pas plus de politique sous la IIIe République que sous la Deuxième. Au milieu de deuils fracassants qui le touchent lui et son frère Léon, et pendant les crises politiques qui mobilisent l’activité d’Henri Wallon - dont Sophie Jannet doit l’entretenir -, il s’applique aux calculs des astres et du transit de Vénus, fait ses recherches et fait ses cours, et jusqu’en 1879, escalade sans faille les sommets, sac au dos, dormant dans les refuges.

Pierre Puiseux en 1875
Album RP/MD

Ses fils grandissent et semblent suivre, intellectuellement, les traces scientifiques de leur père.
— Pierre fête ses vingt ans le 20 juillet 1875. Il est tout frisé et coiffé à la mode. Il réussit cette année-là le concours d’entrée à l’ENS en mathématiques, il y suit avec exactitude les traces de son père. Il y est même nommé préparateur ( un poste d’assistant) le Ier octobre 1878.
— André, qui a passé son bac littéraire en 1875 ( il a seize ans) et son bac de sciences en 1876 (17 ans), est nommé maitre auxiliaire au Lycée Saint-Louis en 1878. À son tour, il prépare les concours, mais choisit d’intégrer Polytechnique qu’il a décroché, abandonnant sa première idée d’entrer à l’ENS. C’est une première bifurcation, par rapport à son père et à son frère.
On ne sait pas si l’ombre de Paul, intellectuellement très brillant, plane dans l’atmosphère. Ni Pierre ni André ne l’évoquent dans les écrits que j’ai d’eux, et qui, tous concernent la montagne.

Chaque été, y compris en 1872, après la mort de Marie, et en 1874, soit deux mois après la mort de Louise, les trois hommes Puiseux, père et fils, partent pour des séries d’excursions hardies, sans guide, le plus souvent dans les Alpes ; ils opèrent souvent un ratissage systématique dans une région ou un massif - la Vanoise en 1877, la Tarentaise en 1879 - avec plusieurs « premières » à leur actif, selon Benoît Rousseau [3] : « la pointe du Dard est conquise en 1876 par Pierre et André (accompagnés de Charles Maingot [4] ). Victor, Pierre et André atteignent le sommet du dôme de Chasseforêt le 1er septembre 1876. En 1877, ce sont la pointe de Labby (André et Pierre avec Amédée Crochet le 4 août) puis le dôme de l’Arpont (Pierre seul avec M. Boutan le 20 août) qui sont déflorés. »

J’ai déjà dit maintes fois que Pierre Puiseux a fait le récit de la plupart de ces courses plus tard dans Où le Père a passé à l’aide de notes d’excursions ou à partir de lettres personnelles, ou de publications du Club Alpin. On peut suivre dans les deux volumes de cet ouvrage leurs promenades presque enragées : c’est sans doute du plaisir, mais surtout une lutte d’endurance, une lutte contre soi-même, les départs ont lieu vers deux ou trois heures du matin, les repas sont d’une frugalité qui confine à l’ascèse, les dénivelés considérables, les repos minimaux ; parfois le mauvais temps se lève et n’empêche pas de poursuivre.

Seules les beautés vues du sommet laissent penser qu’à les contempler, il y a, enfin, un moment de détente, de laisser-aller, où se déploie le plaisir, d’ordre esthétique, joint à une sorte de triomphe sur soi, un triomphe sur le danger, un triomphe sur la mort frôlée, la célébration de l’immense valeur du risque, la recherche d’infini : une quête entre la sexualité transfigurée et l’extase mystique.

Gros plan sur le 8 août 1879

Le Mont Pourri
wikipedia

Dans sa conception de « l’éducation par les cimes » pour reprendre l’expression de ses descendants - expériences, effort, obstination, réussite - Victor Puiseux a commencé à passer la main à Pierre, bien avant que celui-ci ait 20 ans, pour former les petites cordées sans guide.

Le 8 août 1879 - 41 ans jour pour jour après sa première solitaire au Pelvoux - , lors de l’expédition au Mont Pourri, il arrive autre chose que ce passage de flambeau : Victor cède ce jour-là à la fatigue et à ses douleurs physiques, il a conscience d’avoir présumé de ses forces, d’être devenu non plus un exemple, mais une charge ; il abandonne la course entreprise avec Pierre, André et leur ami Louis Boutan, il s’arrête et va les regarder poursuivre sans lui, disparaissant derrière un dôme de neige.

Victor raconte cet abandon dans une lettre à Sophie Jannet, datée du 9 août 1879, écrite à Bourg Saint-Maurice, à l’auberge. Ils sont partis à deux heures de l’après midi le 7 août pour dormir au chalet de l’Arc, à 2 100 m. d’altitude et partir le lendemain matin de bonne heure.
(...)Le repas terminé nous demandâmes nos lits, ce n’était pas là le côté le plus brillant de notre gîte. Le foin de cette année n’était pas encore récolté et il en restait si peu de l’an passé, et quand j’en eus fait un oreiller pour ma tête je n’eus que le reste du plancher pour reposer le reste de mon corps. Je parvins néanmoins à m’endormir et quand on se leva à 3 heures moins un quart, j’étais suffisamment reposé. Chacun de nous se lesta d’une tasse de lait et à 3 heures on se mit en route par un superbe clair de lune. Le but de l’expédition était, pour ces jeunes gens du moins, l’ascension du Mont Pourri ( 3 800 mètres environ), pour moi, bien que ma contusion ne me gêne plus beaucoup, elle ne me permet pas encore de faire sans douleur certains mouvements ; en essayant de suivre mes compagnons de voyage, je les avais beaucoup retardés et peut-être les eussé-je empêchés d’arriver au terme de leur expédition : je me bornai donc à les accompagner pendant une heure et demie environ jusqu’à un endroit où il fallait escalader quelques rochers. Ce n’eût été qu’un jeu, pour moi, comme pour eux, en temps ordinaire mais, vu mon infirmité présente, je les laissai continuer. Il est bien connu que l’ascension du Mont Pourri est une des plus faciles des courses de cette catégorie et que pour des alpinistes doués de quelques prudence et de quelque habitude de montagne, elle n’offre aucune sorte de danger.
(...) Pierre avait déjà si bien étudié la montagne déjà vue par nous sous tous ses aspects et il m’avait si formellement promis de n’avancer qu’à coup sûr que je les quittai dans aucune inquiétude. Redescendant un peu, je gagnai le côté opposé du vallon de l’Arc, puis, avisant une montagne en pente douce appelée l’aiguille Grive, je montai doucement jusqu’au sommet (2 730 m.). De là, j’eus la satisfaction de les apercevoir traversant comme trois petits points noirs une belle coupole de neige derrière laquelle ils disparurent pour gravir un versant qui n’était pas visible pour moi. Du belvédère que j’avais atteint, je jouissais d’une vue splendide sur la chaîne du Mont Blanc d’un côté et sur les montagnes de la Vanoise de l’autre et je serais peut-être resté là plus longtemps dans l’espoir de les voir arriver au sommet du Mont Pourri ; mais comme je n’avais pas gardé de provisions avec moi sauf deux œufs sans pain, je dus redescendre au chalet.

La face Nord du Mont Pourri en hiver
wikipedia

Ce jour-là, Victor écoute enfin son corps qui le gêne : il l’écoute non parce qu’il le gêne, mais parce que ce corps souffrant gêne les autres alpinistes, il nuit à l’excursion, donc à « la Montagne ».

Handicapant le groupe, il s’en retranche. On verra le même processus trois ans plus tard, dans l’hiver 1882-1883, lorsqu’il veut démissionner de la Sorbonne, où il se perçoit comme « de trop », devenu illégitime puisque malade, devenu l’occupant sans droit d’un poste qu’un autre pourrait occuper.

De quoi souffre-t-il au juste ? Je ne sais pas. Dans ses lettres, on devine qu’il a dû faire une chute, « un malheureux accident » qui l’a fortement contusionné pendant plusieurs semaines. Cette chute se superpose-t-elle à des rhumatismes, arthrose, arthrite ? On peut le supposer en suivant dans sa descendance, et au premier chef chez Pierre qui en mourra, la prédisposition à la polyarthrite évolutive [5].

Pierre, si volontiers lyrique dans ses récits, est, pour cette escalade au Mont Pourri, particulièrement sobre. Il ne voit pas, ou ne veut pas voir, l’évènement majeur, qui n’était pas un exercice pédagogique pour lui laisser les rênes : son père a calé et l’a admis.
Il repartira souvent avec André, les textes disent qu’ils se partagent la tâche de guider les escalades. Ils discutent, ils évaluent, ils décident en accord, en cours de courses, on suit très bien cette entente dans les récits, sous la plume alerte et descriptive de Pierre : tous glorifient la splendeur des paysages, le bonheur de la course et de ses efforts, avec un aspect désincarné, avide de l’eau pure des torrents ; il ne se défausse jamais sur ses compagnons quand il y a des erreurs de course ou des accidents, mais il parle très peu - malgré le titre général des deux bouquins - de son père. Victor est -il un personnage trop fortement et trop constamment présent - même absent - pour qu’il soit seulement besoin de l’évoquer ? Y a-t-il une pointe de jalousie ? Ou une dissension autre ? Psychanalyse posthume ad libitum... À l’entreprise générale d’effacement de Victor initiée par lui-même, Pierre a amplement participé sans en avoir l’air ; et ses deux fils aînés, qui n’ont pas connu leur grand-père, l’y ont aidé, involontairement, en ne corrigeant pas cette discrétion dans l’édition des deux volumes.

En 1879, il a invité son frère Léon, seul, sa femme, Francine, et ses filles sont mortes, à le rejoindre à Cognes, dans le Val d’Aoste, et il lui tient sans doute sagement compagnie dans les prairies pendant les autres courses alpestres des garçons. D’autant qu’ils avaient sans doute à parler des projets d’avenir de Pierre, qui mettaient en péril l’avenir de la famille.
J’imagine les deux frères, vieillis, assis dans la nature.

Vallée aux Ours, Cognes, Val d’Aoste
wikipedia

Victor accompagnera encore ses fils en 1880 au bord du Léman ; cette année-là, Pierre écrit : « D’où vient ce plaisir étrange, ce charme si vif et si plein que l’on éprouve à côtoyer les abîmes ? Sans doute de ce qu’on réalise ce désir instinctif tant de fois exprimé par les poètes : si les cieux m’étaient ouverts, si j’avais des ailes ! » [6].

Victor, dont le fils exprimait si bien les rêves et les avait si bien adoptés, ne fera plus de grandes courses ; même s’il vient encore à la montagne, la pratique un peu folle de ce grand amour-là - ce grand danger, ce grand désir -, est, hélas, finie.

Une crise à l’automne 1879 : un patronyme en péril ou la « vocation » de Pierre ?

Sortant de l’ENS, Pierre « doit » dix ans de service à l’État. Dans la famille, je n’ai jamais entendu parler de la crise mystique de Pierre que j’ai découverte dans le Dictionnaire des astronomes [7]. Cet ouvrage cite, comme source, le dossier administratif de Pierre aux Archives nationales. On y lit :
« Il écrit au ministre le 29 octobre 1879 : (...) entré à l’Ecole Normale en 1875, je n’ai pas tardé à me convaincre que la voie où je m’étais engagé n’était pas celle qui convenait le mieux à mes goûts et à la nature de mon esprit. Désireux de suivre une vocation manifeste et de servir plus efficacement mon pays, je viens vous demander l’autorisation de commencer mes études ecclésiastiques au séminaire de Saint-Sulpice. Dès le 7 novembre, le ministre répondait au directeur de l’École Normale : « J’ai l’honneur de vous informer que je ne mets aucun obstacle à la résolution de M. Pierre Puiseux ». Mais le 11 novembre, son oncle François ( c’est l’oncle Léon, François est son deuxième prénom), inspecteur général de l’enseignement primaire, écrivait au directeur de l’enseignement supérieur : « Celui-ci (mon neveu) cédant aux instances des membres de sa famille a fait le sacrifice de ce qu’il considérait comme une vocation et renonce à la résolution qu’il avait prise ». Le 20 novembre, il sollicite son admission comme élève-astronome à l’Observatoire de Paris ce qui était chose faite le Ier décembre. »

Léon-François Puiseux
Album RP/MD

Évidemment, sauvée par le gong et par l’intervention de l’oncle Léon, je dis « ouf », car sinon, je ne serais pas là à parler d’eux.

Au moment de la crise du Mont Pourri, les projets de Pierre n’étaient sans doute pas inconnus de sa famille, mais pas encore déclarés officiellement. Léon a perdu ses deux filles (1872 et 1877) , et on sait ce qu’il en a été pour Victor. J’imagine Léon prêchant le devoir d’assurer une survie au nom des Puiseux.
Il semble qu’ils aient perdu de vue les Puiseux de Cuba, descendants de leur oncle (on se rappelle qui s’appelait aussi Victor !) disparu voilà longtemps sans plus donner de nouvelles.

Leur oncle Jean-Baptiste Puiseux, le frère aîné de Louis-Victor, n’a eu qu’une fille, Elisa, qui a épousé un habitant d’Argenteuil, Louis-Jean-Baptiste-Armand Maingot ; même si un petit-fils d’Elisa, nommé Charles Maingot, né en 1860, voit ses cousins et fait de la montagne avec eux, il ne porte plus leur nom. On cousinait encore pour certains descendants des Maingot avec certains enfants de Pierre Puiseux, dans les Années Trente.
Le patronyme de Puiseux s’est comme effacé progressivement au fil du temps, dans les légendes familiales de la descendance Maingot. Les Chroniques de ce site ont d’ailleurs permis tout récemment de renouer cette alliance grâce à Bernard Vatant et à son épouse Christillane d’Ollone, descendante directe d’Elisa Puiseux. Je ne peux malheureusement pas le signaler sur la version PDF. Qu’ils soient chaleureusement remerciés de s’être mis en contact avec moi grâce à ce site, tout comme Antoine Schombourger, qui m’a évité bien des erreurs grandes ou petites dans cette biographie.

Bien sur, il y a André, mais, compte-tenu de la mortalité effarante qui a précédé et les a frappés tous les deux, deux sûretés valent mieux qu’une : je ne sais pas si ce sont vraiment les arguments de Léon dans le Val d’Aoste, en août 1879 , mais on peut le supposer. En tout cas, le retrait de Pierre dans les ordres a dû paraître suffisamment menaçant, au nom de la Famille, pour que Victor laisse Léon intervenir, lorsque Pierre a précipité les choses deux mois plus tard en demandant sa liberté au ministre pour entrer au grand séminaire de Saint-Sulpice. Ils l’ont vraiment arrêté sur les jarrets.

On note que c’est Léon qui est intervenu, et non pas Victor, auprès du directeur de l’enseignement supérieur. Est-ce la discrétion légendaire de Victor ? Ou bien une incertitude de sa part sur le parti à prendre ? Léon connaissait-il personnellement le directeur de l’enseignement supérieur ?

En tout cas, c’était bien raisonné. Bien visé aussi, car, en effet, André n’a pas eu d’enfants. Des Puiseux échappés ou non d’Argenteuil, la chance de survivre sous ce patronyme était donc mince.

Dans le dernier chapitre, juste avant la mort de son père, on verra Pierre se marier et ensuite suivre une carrière fortement calquée sur celle de Victor, le mode tragique en moins. Dans le même temps, André va se dessiner une vie personnelle en pointillé, un peu erratique. Les deux frères vont bifurquer, et dans la vie, et dans les mémoires.

(À suivre)

Notes

[1Henri est le fils posthume du duc de Berry, et donc le petit-fils de Charles X, né comme Victor en 1820 et mort comme lui en 1883 - et dont je rappelle qu’Augustin Cauchy fut le précepteur très illustre - ; on le désigne dans les milieux monarchistes, sous le nom d’ Henri V, et nous le connaissons sous ses deux autres titres, le duc de Bordeaux ou le comte de Chambord. En 1873, le faubourg Saint-Germain avait déjà prêtes les tenues de gala pour le sacre. Mais le comte de Chambord est resté trop longtemps à côté de la plaque, hors de France, dans une petite coterie vieillissante, nostalgique et réactionnaire, il veut une Restauration qui effacerait l’assassinat de son père le duc de Berry, la Monarchie de Juillet, la Deuxième République, le Second Empire et la Commune ; il se cramponne à la symbolique de 1830 et exige que le drapeau de cette monarchie restaurée soit blanc : il en fait un point non négociable ; de ce fait, les discussions ont traîné en longueur puis échoué par sa propre faute, pour une broutille symbolique ; mais pour certaines personnes, les symboles ne sont pas des broutilles. C’était sans doute son « rosebud »...

[2Commencée de bric et de broc, la Troisième République tiendra tête à bien des chocs, bien des crises, l’Affaire Dreyfus, la Grande Guerre, la crise de 1929, le Front Populaire, jusqu’en 1940 : elle se suicide, malgré 80 voix contre, le mercredi 10 juillet 1940, date à laquelle l’Assemblée nationale (réunion de la chambre des Députés et du Sénat), siégeant dans le théâtre du Grand Casino de Vichy donna les pleins pouvoirs constituants à Philippe Pétain, j’en rappelle l’affreux score : Inscrits : 846 (544 députés et 302 sénateurs) ; Votants, 669 ; Exprimés, 649 ; Pour l’adoption, 569 ; Contre l’adoption, 80 ; Abstentions 20

[3cf Benoît Rousseau. Des dômes et des hommes, « Une journée particulière en Vanoise », Éditions AO André Odemard.

[4Charles Maingot est leur cousin, petit-fils de Jean-Baptiste Puiseux, percepteur à Argenteuil.

[5La polyarthrite a frappé et frappe encore plusieurs de ses descendants.

[6cf Où le Père a passé, Éditions Argo, 1928, Tome II, p. 84.

[7P. Véron, dictionnaire des astronomes français 1850-1950, www.obs-hp.fr/dictionnaire/