Où l’on s’en va deux, cueillir en rêvant... Quelques bribes à propos de Paul Veyne

Où l’on s’en va deux, cueillir en rêvant...

Ce titre sorti du Temps des cerises n’a rien à voir avec ce que j’écris sur Paul Veyne.
Cet air est juste passé comme ça, dans ma tête, en ce printemps précoce où les forsythias sont en fleur sous mes fenêtres. Il me sert à masquer les inquiétudes de plus en plus nombreuses dans le monde présent. La Russie, Kiev, Gaza, etc., cet affreux « etc. »

Pour marquer cette fin de mars, j’ai préfèré retrouver mon propre temps des cerises, mon allant d’autrefois. Lire tant de choses sur Paul Veyne m’a rappelé le temps où je le découvrais, avec des rêves qui deviendraient des projets qui deviendraient des actions ou des transformations personnelles.

J’ai donc passé de bonnes heures à lire Comment Paul Veyne écrit l’histoire. Un roman vrai, à emprunter les allées aujourd’hui ordonnées - provisoirement - d’un temps disparu depuis 2000 ans, celui de la République romaine et de l’Empire gréco-romain, grâce aux travaux de huit chercheurs, qui connaissent Paul Veyne et la Méditerranée antique (entre - 200 et + 400) bien mieux que moi.

Paul Veyne, je le connais un peu. Ce génie d’inventivité était presque mon contemporain (1930-2022).
C’est à la fin des années 70 que j’ai découvert l’originalité et l’énergie de cet historien, professeur au Collège de France dans la chaire d’Histoire de Rome, qui n’écrivait comme aucun autre, à la fois terriblement érudit mais toujours vif, souvent drôle, parfois elliptique. De l’Antiquité, je me rappelais les brillants cours de J. Le Gall à Dijon autrefois et j’avais même produit en 1955 une maîtrise - on appelait cela un Diplôme d’études supérieures (DES)- sur Le costume romain au Bas-Empire sans rien en tirer d’intelligent ; je me rappelle seulement qu’on est passé du drapé au cousu sous l’influence des Goths, et le duffle-coat en est une sorte de résurgence. Ensuite, j’avais atterri par hasard dans le domaine de l’image contemporaine, du cinéma et des mythes en 1978. Bref, Veyne et moi étions bien loin l’un de l’autre, nos cerveaux ne travaillaient pas dans le même tiroir. J’étais, je suis toujours, pleine de respect pour lui, sa grande intelligence et sa grande liberté.

Il montrait comment il travaillait. Comment il décortiquait les traces du passé, les comparait, les opposait, les épluchait, les passait à la moulinette de sa curiosité, de son flair, pour trouver, disait-il, ce qui est « intéressant » dans l’humanité qui nous a précédés et dont nous ne connaissons que des traces disparates, parfois peu cohérentes, souvent pleines de lacunes. Traces multiples, linguistiques, archéologiques, littéraires, architecturales, représentations et fragments épars. Sans compter ce qui est de l’ordre de l’invisible ou carrément disparu.

La philosophie de l’histoire sur une balançoire

J’étais ressortie de la lecture de Comment on écrit l’histoire. Essai d’épistémologie (Seuil 1971) avec la double impression de sortir d’un laboratoire et de descendre d’une balançoire de l’espèce faite pour deux personnes, par une planche posée en équilibre précaire.
En anglais, on les appelle des see-saw. Je vois, j’ai vu. On y a un peu mal au cœur. Tout y change constamment, selon le côté occupé, selon le moment, selon l’angle de vue, donc, et le cumul plus ou moins possible des coups d’œil.

Je n’avais pas entièrement compris ce que je lisais, je croyais l’oublier, mais je retrouvais sa pensée mouvante, comparatiste et en progrès, quelques pages plus loin. « See-saw ». J’arrivais à me former une pensée qui relevait de la teinture. Je n’étais pas toujours sûre qu’elle tiendrait longtemps et bien.

Il suffit que ce soit « intéressant », disait Veyne : comme matériau, nous n’avons que les traces incomplètes de ces humains d’autrefois, pleines de manques, archéologiques, littéraires, et que l’historien, justement, s’efforce de rapprocher, d’analyser, d’en combler les manques de manière plausible avec leur époque.

Au bout du compte, il m’avait semblé qu’il définissait d’une manière tout à fait nouvelle à l’époque le travail de l’historien : faire de l’histoire, ce n’était pas le dévoilement d’une statue préexistante, mais une composition : à partir des bribes plus ou moins cohérentes ou bizarres, l’historien, en quelque sorte, crée l’histoire, qui est « un roman vrai » », une construction qu’on essaie de faire la moins inexacte possible, des manières de vivre des humains qui nous ont précédés, manières de penser, de mourir, d’aimer, de peindre, de travailler, de composer des poèmes ou des tragédies, de manger, d’apprendre, de croire, de se marier, d’avoir des enfants etc.

Avec Les Grecs ont-ils cru à leurs mythes ? ( Seuil, 1983), j’ai retrouvé chez moi cette même lecture un peu égarée et chez lui cette même démarche en forme de balançoire, et ce même plaisir incertain et drôle. Un petit côté "en même temps"... qui ferait le fond de tableau et les limites des actions humaines.

Le Pain et le Cirque (Seuil, 1976) m’avait plu par sa lecture clairement non marxiste d’une société évidemment non marxiste, ce qui sortait du bocal ambiant des années Soixante-Dix/Quatre-Vingt. Entre les marxistes et les structuralistes pur jus, ce n’était pas toujours facile de respirer.

Comme j’étais assez adepte de Michel Foucault, que je m’efforçais de lire et d’utiliser dans mon séminaire de recherche à l’École pratique des Hautes Études, le coup de foudre méthodologique de Veyne pour son collègue au Collège de France m’avait touchée.
J’ai aussi aimé le livre où Veyne écrit ses souvenirs Dans l’éternité, je ne m’ennuierai pas (Albin Miche 2014, Prix Femina), moins guindé que jamais.

Bref, je connais un peu Veyne, mais pas très à fond. Car, contrairement à lui, je ne suis ni grammairienne ni philosophe. J’ai reçu en le lisant quelques éclaboussures bienfaisantes. Ce see-saw est souvent passionnant, un peu fatigant, un peu étourdissant. Et il est productif. Il faut à la fois connaître et imaginer, supposer et vérifier, jeu de mistigri, cache-tampon, échafaudage parfois "porte-à-faux" comme dit Paul Cournarie, l’un des auteurs et maître d’œuvre de Comment Paul Veyne écrit l’histoire, PUF, 2023. Travail qui relève de l’architecture, qui demande du flair et de l’empathie, le respect des autres à la place de qui on se met momentanément, de la hardiesse et la capacité à revenir en arrière, à modifier, à retoucher. Voire à changer de cap.

Ce qui m’a frappée, en lisant ce très intéressant livre sur Paul Veyne et sa manière de travailler avec intensité, retouches, retours en arrière ou sauts en avant, c’est que les huit auteurs de l’ouvrage donnent la même impression que Paul Veyne. Comme s’ils avaient attrapé son virus à force de le fréquenter. Ils sont à la fois excitants et difficiles à lire, parfois difficiles à mémoriser, comme s’ils s’étaient trop regardés dans le miroir tendu par Veyne, au point d’en adopter les effets, les reflets, les distorsions.

J’ai particulièrement aimé l’article (qui est très aisé à lire, échappant au virus) de Sandra Boehringer sur la sexualité à Rome, mais déjà, en écrivant cela, je vois mon injustice, j’ai à peu près tout aimé et admiré. Toutefois l’article sur la sexualité, en ces temps où on nous en abreuve façon XXI siècle, avec l’opposition masculin/féminin et souvent la vengeance en arrière-plan, montre qu’à Rome, c’était sur d’autres critères qu’on la vivait : le désir et les pratiques dépendaient moins du genre des personnes (désirantes ou désirées) que de leur statut social. L’idée d’homosexualité n’existait pas à Rome en tant que marqueur.

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Paul Cournarie, Pascal Montlahuc (dir.), Comment Paul Veyne écrit l’histoire. Un roman vrai, Paris, Puf, 2023, 384 p, 24 €.
Pour un compte-rendu en forme, je me permets de renvoyer mon éventuel lecteur au lien déjà indiqué sur La vie des idées. On trouve la présentation des différents chapitres, et toutes les références souhaitables ; quant aux notes et à la bibliographie de l’ouvrage, elles sont également captivantes.