Un Voyage, deux récits (2) « Les voyages forment la jeunesse »

Maxime et Gustave à l’épreuve de l’exotisme

J’ai mis près d’un mois à lire les aventures de Gustave et Maxime en Orient. Le volume paru chez Arthaud a 800 pages, dont Gustave Flaubert occupe entre les deux tiers et les trois quarts. En parler brièvement est donc une entreprise impossible, je la tente quand même, pour y voir moi-même un peu plus clair.

De novembre 1849 à mai 1851, quelle longue cohabitation, avec ses nombreuses surprises, éblouissantes ou désagréables, un climat épuisant, la fatigue des conditions de voyage du temps, les attentes, les temps morts, les ânes égarés, la beauté des sites et des ruines, la boue, la routine, les momies, les obélisques, la bouffe exotique qui déglingue, des infections de tous ordres, les sensations éprouvées dans des mondes à la fois violents et sensuels, vingt-quatre heures sur vingt-quatre ! Comme tout voyage, celui-ci s’est sans doute transformé en révélateur pour l’entente primitive des deux amis, qui s’étaient trouvés si bien de leur voyage précédent en Bretagne et en Corse.
À la lecture des deux textes, on imagine qu’ils ont dû souvent être à la fois nécessaires et exaspérants l’un pour l’autre.

Inutile de les comparer, on ne peut pas faire plus différents : issus d’un même milieu, attirés un temps l’un vers l’autre, les deux hommes, dans ces récits qui devraient avoir un sérieux fonds commun, font un portrait de leurs personnalités opposées, un petit côté Jean-qui-grogne et Jean-qui-rit. On voit se dessiner en Flaubert un analyste, un amateur de nuances minuscules et précises, alternant avec des jugements à l’emporte-pièce, un jeune écrivain à la fois conscient et inquiet, qui prend des notes sans l’intention de les publier.

En face, voici Maxime Du Camp, un journaliste-photographe plutôt content de lui et de son expérience du pays visité, il sait cadrer et raconter rapidement un voyage bien tourné. Le texte de Maxime, Le Nil, est rédigé et édité dans les deux années (1853-1855) qui suivent son retour, il est de fait une sorte de reportage, engageant et flatteur tant pour lui que pour le pays visité et pour l’éventuel voyageur qui voudrait l’imiter, il se peint à l’aise dans l’exotisme, où tout est bien, même le khamsin (vent du sud, vent de sable), même le cruel désert qu’ils traversent pour aller, à Kosseir, au bord de la Mer Rouge, la gloire et le mystère des pyramides, la grandeur des cataractes, voiles et guenilles, palmiers, crocodiles et gypaètes, presqu’un côté « coup de pub ».

Flaubert, au contraire, se montre alternativement admiratif et critique, passant de la méfiance à la crise d’enthousiasme, prend ses notes en peintre impressionniste, et même parfois en aquarelliste, sans aucune intention de les faire paraître ; mais il travaille aussi parfois à contretemps, en flash back - et ces parties-là sont d’un style travaillé, souvent romantique - , avec des semaines de décalage. Il se laisse guider par son humeur qu’on qualifierait à présent de bipolaire, qui dépend de son intestin, de la qualité de son sommeil, de la réception ou non de lettres de France etc. Chez lui l’exotisme est proche de l’exil.

Il a pris des notes sur l’ensemble de leur périple : Malte, Égypte, Beyrouth, Tyr, Sidon, Jérusalem, Nazareth, Damas, à nouveau Beyrouth, Baalbek, Éphèse, Smyrne, Rhodes, Constantinople, à nouveau Smyrne, Athènes et tout le Péloponnèse en hiver sous la pluie et enfin l’Italie. C’est amusant de voir le degré (faible encore) des fouilles qui s’installent un peu partout : le XIXe siècle voit le développement de l’archéologie savante [1], la naissance de l’École d’Athènes, de l’École du Caire. Delphes et Olympie sont presque entièrement sous leur tapis de terre et de végétation, parsemé de quelques fûts de colonne.

Décalages, chocs, flash-back, nostalgie

« Première nuit sur le Nil. - Je suis réveillé avant Maxime, et en se réveillant, il étend son bras gauche pour me chercher. D’un côté, le désert (sur la rive gauche) à droite ; à gauche, prairie verte. Avec ses sycomores, elle ressemble de loin à une prairie de Normandie avec ses pommiers. A droite, c’est gris rouge. On voit les deux pyramides, puis une plus petite. » De quoi alimenter les rêveries sur la relation plus qu’amicale et forcément non-dite qu’ils auraient eue, au moins dans ce début de voyage. Ne pas oublier qu’il écrit cette « première nuit », sur le Nil, plus tard, vers le Sud, en décalage avec ce qu’il voit alors. Car lors de la vraie « première nuit sur le Nil », il écrivait encore sur Croisset.

En effet, les premiers chapitres écrits en Méditerranée et en Égypte sont une description minutieuse et nostalgique des derniers jours en France, l’automne, le froid, la Normandie, Croisset, Nogent, les petits verres de rhum au buffet d’une gare obscure [2], une dernière fiesta très arrosée chez Maxime avant de partir prendre le train à la Gare de Lyon où il rencontre quelques curés qui lui paraissent un signe de mauvais augure. Puis c’est la descente de la vallée du Rhône, Marseille. Ces souvenirs semblent fonctionner comme une béquille dans un nouveau terrain dangereux qu’il a abordé avec respect, saluant l’Antiquité qui l’attend. En fait, c’est le présent qui l’accueille. Sa lumière, ses couleurs, Alexandrie, paperasses, douanes, saleté, et cap sur Le Caire.

Les spécialistes de Flaubert disent que le premier passage à Beyrouth serait déterminant dans le refroidissement de la relation des deux jeunes gens, en raison de la syphilis contractée par Flaubert chez des prostituées de la ville. [3]

Oui, peut-être. Mais il y a cent mille autres raisons à l’évolution de leurs relations.

Maxime n’est jamais fatigué, - ce que Flaubert dément d’ailleurs dans ses notes -, il affiche une foi vive dans le progrès, la modernité, la science ; Flaubert ne « la ramène » jamais, Maxime est sans-gêne, il pique une mèche de cheveux dorés sur le corps d’une momie ou des scarabées d’or dans d’autres cercueils, il fracasse des squelettes d’ibis momifiés dans des urnes.
Flaubert se plaint sans arrêt, les puces, le mal de ventre, les cris des chacals, les départs avant l’aurore etc. Il a une capacité stupéfiante à aimer les choses lorsqu’elles sont absentes ou lorsqu’elles lui échappent. Tout comme Frédéric Moreau. Tout le contraire de Maxime qui dit savourer tout ce qu’il fait et voit.

Flaubert est d’abord un analyste de ses propres visions et imaginations : de l’Égypte de son temps, il fait des descriptions rêveuses de couchers de soleil ; vrai coloriste, il note à l’infini les nuances et l’évanouissement des nuages, les tons des rochers ou du sable, la couleur de peau des hommes et des femmes, du côté d’Assouan. Il se livre à des minutieuses descriptions de bas-reliefs ou de peintures à Thèbes et à Louqsor ; il est aussi capable d’assommantes descriptions de routes mouillées en Grèce, il n’épargne aucune horreur au cours des visites d’hôpitaux, fous ou lépreux, morts ou vifs, au Caire, et dépeint les coups de bâton donnés aux pauvres et aux mendiants.

Il nourrit son pessimisme, proche du déclinisme, dans le passé des auteurs classiques, et le soir, il lit Homère, Hérodote, ou Pausanias. Il compare les descriptions de ces auteurs avec ce qu’il voit, déception fréquente. En Grèce, il se pose des questions : est-ce la nature qui ment ou les auteurs anciens décrivant avec emphase cette nature qui ne se ressemble pas vraiment ? Des ports que les versions grecques lui faisaient croire immenses et qui sont riquiqui ?

Très sensible à la sensualité égyptienne, il multiplie les descriptions d’hommes et de jeunes garçons à demi-nus ou carrément nus : la liberté des corps des hommes semble le fasciner. L’érotisme, malgré la censure de sa prude nièce Caroline Commanville lors de la publication des Notes après sa mort, suinte dans les évocations des Arabes et des Nubiens, hommes et femmes l’intéressent. Caroline a laissé subsister la nuit orientale de Flaubert qui raconte - avec les ellipses de rigueur - avoir eu les faveurs d’une célèbre danseuse, Kachuk Hanem, à deux reprises, à l’aller et au retour d’Assouan. Maxime, dans Le Nil, s’attribue - avec un certain aplomb - cette aventure ; qui sait, peut-être ont-ils passé la nuit à trois ? Les termes à la fois clairs et voilés alimentent et dissimulent les fantasmes qu’ils révèlent.

Je passe la Palestine, Rhodes, les Dardanelles, Constantinople (Istanbul). Il faut lire ce voyage lent, pour sa lenteur même, pour son rythme balancé, parfois fatigué, parfois dégradé, toujours touchant. On n’a jamais assez des routes.
Comme Flaubert, à Jérusalem, j’ai pensé que l’homme Jésus avait pû exister et marcher là, dans ces rues pavées et montantes.
Dans son tour de Grèce, j’ai appris qu’un barbecue ( à l’origine une cuisine de voyage) s’appelait à l’époque un mangal, ce qui est tout de même plus joli : il se plaint de ne pas en trouver un dans les petits bazars des pauvres villages.

Flaubert finit son histoire par l’Italie, Brindisi, Naples. Puis Rome, où soudain et sans explication, il n’écrit plus « nous » mais« je », car, pour les dernières étapes - Florence, Venise -, il voyage seul, Maxime est rentré à Paris.

L’Italie. Des musées à tire-larigot. Je commençais à succomber sous les descriptions des tableaux qui remplacent la silhouette des dromadaires [4], les palmiers émouvants ou les narguilés de Constantinople. Adieu, Orient, remplacé par des Vierges à l’Enfant, des Mars et Vénus, des portraits de papes, la culture aimée et familière à la place de l’inconnu. Il écrit au jour le jour, plus besoin de flash-back, il est revenu chez lui.

Il continuera toujours à voir Maxime, mais le cœur n’y sera plus. Ils n’ont pas encore trente ans, mais, oui, ils ont vieilli dans ce voyage, leurs vies ont bifurqué, ils se verront désormais dans les dîners littéraires que décrivent si bien les Goncourt. Son écriture et ses romans le rendront célèbre, on fête cette année le bicentenaire de sa naissance mais c’est Maxime qui sera élu à l’Académie française, honneur dont Flaubert n’a rien à faire.

Voyage en Orient, Flaubert et Du Camp, Arthaud
capture d’écran

Notes

[1On se rappelle que Champollion les précède de vingt ans en Égypte (1829) et que Mariette y est à peu près en même temps qu’eux.

[2La ligne de chemin de fer Paris-Nogent-sur-Seine n’était ouverte que depuis le mois d’avril 1848.

[3Leur mésentente se nouera un peu plus tard, lorsque Maxime se permettra de couper dans les extraits de Madame Bovary qu’il fait publier en feuilleton dans La Revue de Paris en 1856, avant la parution de l’ouvrage l’année suivante. La sortie sera suivie du procès pour atteinte aux bonnes mœurs, pour lequel, en définitive, Flaubert sera acquitté.

[4Flaubert appelle indistinctement chameaux ou dromadaires la seule espèce (dromadaire) qu’il rencontre.