Un Voyage, deux récits (1) Préparatifs

Voyage en Orient, Flaubert et Du Camp, Arthaud
capture d’écran

Je suis restée un mois sans tenir de chronique, car j’étais plongée dans une parution récente des éditions Arthaud, composée de deux textes du XIXe siècle : les Notes de voyage en Orient de Gustave Flaubert qui ne sont pas parues de son vivant, et Le Nil, titre du récit de Maxime Du Camp, sous forme de lettres fictives à Théophile Gautier, sur la partie égyptienne de ce même voyage, texte édité dès 1855.

Cette édition actuelle paraît sous une jolie couverture reproduisant une des photos que Maxime avait faite au pied du Sphinx, une photo très posée, selon le procédé alors concurrent du daguerréotype, la méthode Le Gray (au papier salé).

L’ouvrage m’a replongée dans la vague « orientaliste », qui collait aux souvenirs des études secondaires des jeunes gens de l’époque, et s’en nourrissait, époque encore chaude de l’expédition de Bonaparte (1798/99) avec sa cohorte de savants ; les deux hommes arrivaient la tête remplie de textes latins et grecs qui se trouvaient subitement confrontés avec la réalité arabo-turco-musulmanne du temps, ils étaient imprégnés des voyages précédents et prestigieux : Lord Byron, Chateaubriand, Lamartine, Gérard de Nerval etc.
Tout juste vingt ans avant Maxime et Gustave, Champollion était venu vérifier sur place ses nouvelles interprétations des hiéroglyphes.
L’auréole d’un lourd bagage intellectuel brillait constamment.

Le départ de deux amis

Je me disais, ce sera peut-être ennuyeux de lire deux fois le voyage en Égypte. Pas du tout. Cela n’a rien de commun : fragilité et personnalisation des témoignages. Chose bizarre, autant Maxime Du Camp est présent dans les Notes de Flaubert, il dit toujours « nous », pendant que je fais ceci, Maxime fait ceci, Maxime pense cela etc. - , autant Maxime gomme scandaleusement Gustave de son récit, disant toujours « je », et même s’attribuant parfois des souvenirs que seul Flaubert avait pu avoir...

Les deux voyageurs, en novembre 1849 sont deux garçons de 27 ans, ils ont deux mois de différence, ils sont tous deux célibataires : Gustave Flaubert (12 décembre 1821- 8 mai 1880) et Maxime Du Camp (8 février 1822- 8 février 1894) se sont connus au début des années 1840, jeunes bacheliers inscrits à l’École de droit à Paris. Tous deux sont du même milieu (fils de médecins importants), ils ont déjà voyagé ensemble en Bretagne et en Corse, de manière très réussie. Ils décident donc de « remettre ça » et de partir ensemble faire cette fois un long tour en Orient, cet espace flou, un peu fabuleux, qui, dans l’esprit européen du temps, se déroule du Maroc à la Perse, en gros, l’empire ottoman.

Toutefois, ils ont des expériences familiales très différentes : Gustave Flaubert a perdu son père et sa sœur Caroline trois années plus tôt, il est très attaché à sa mère et au bébé, fille de sa soeur, qui a coûté la vie à la jeune femme, et ces deuils, ajoutés à la révélation de ses crises d’épilepsie, l’ont complètement déprimé. Maxime est orphelin depuis longtemps, la famille ne le préoccupe pas, car il s’occupe de lui, de sa carrière, du vaste monde, il est curieux de tout, il a les dents longues. Il a déjà voyagé en Égypte. Le voyage commun accentuera leurs différences. Je pense même qu’il tournera, pour des raisons secrètes, en queue de poisson.

Ils ont commencé par l’Égypte, où Maxime était allé quatre ou cinq ans plus tôt, ensuite, ils ont mis le cap sur Beyrouth, la Palestine, Rhodes, Constantinople, Flaubert rêvait au départ de la Perse, et plus loin encore, l’essentiel, en novembre 49, c’est de quitter le ciel gris de la France avec une envie d’aventures, avec une culture et des appétits composites, vers l’exotisme, le passé classique, des femmes de rêve, le machisme arabe, le bouillonnement religieux, les souvenirs bibliques, pour voir, avec leurs yeux, à quoi ressemblent les noms qui ont bercé leur enfance.

J’ai été frappée, dans leurs deux récits,par cette présence obsédante du religieux dans l’espace physique et mental du monde méditerranéen et moyen-oriental : depuis l’Antiquité, la culture et les cultes sont presqu’une seule et même notion. Gustave et Maxime semblent visiter un monde de temples, de contes, de tombeaux de saints, d’ermites de tous genres, de dieux antiques ou du Dieu jaloux des monothéismes, un monde où les temples deviennent des églises et les églises, des mosquées - ou réciproquement : l’histoire du Parthénon - ballotté entre les fidèles, tour à tour temple d’Arthéna, église dédiée à la Vierge Marie, mosquée, entrepôt militaire turc détruit par les Vénitiens, et enfin ruine entretenue pour touristes - est à elle seule un résumé de la Croyance comme moteur de l’humanité dans cette partie du monde, où la guerre, les rois, les gens et les dieux sont mêlés, fondus, superposés, avant de servir actuellement de cadre géant aux djihadistes, aux réfugiés et aux selfies des touristes du XXIe siècle.

Avant de partir, Maxime, débrouillard, a obtenu des crédits et fait les courses dans un magasin spécialisé.

Au Bazar des Voyages à Paris

Voici le courrier (fautes d’orthographe comprises) que Maxime envoie à Flaubert, avec la liste telle qu’il l’a établie auprès d’un magasin pour voyageurs, qui était peut-être le « Vieux campeur » du temps.

Samedi matin sont partis (sic) pour Marseille par le roulage deux caisses pesant 310 kilos et contenant =
— nos deux selles ;
— la selle de Sassetti [1].
— Doubles étrivières, doubles sangles, croupières, porte-manteaux etc. etc.
— nos quatre paires de bottes
–- trois lits.
— Quatre pliants.

— Le bidon de cuisine,
— une cantine contenant, la pharmacie, la boîte à outils, d[e]ux tabatières à musique, deux boîtes à vivre
— la grande tente
–- la petite tente à photographie.
— La table
— deux haches de campement.
— 2 sceaux (sic) en toile
–- 15 canifs
— 15 paires de ciseaux (destinés à de petits cadeaux)

Tout cela sera à Marseille le 24 et attendra notre arrivée – à
raison de 24 fr[ancs], les 100 kilos, p[ou]r le transport.

Il ajoute le compte rendu des dernières démarches administratives :
"Tout le reste est prêt et n’attend que nous, sauf mon appareil  [2] que j’aurai sans faute lundi prochain.

Ce matin j’ai eu une audience du secrét[ai]re g[énéra]l du Commerce, on rédige tes instructions = J’ai demandé que la mission te soit spécialement et nominativement donnée – je dois la recevoir sous peu de jours. ».

A Nogent-sur-Seine, où Flaubert laisse sa mère chez des parents à elle [3], celle-ci, la porte refermée, pousse un cri déchirant, glaçant, culpabilisation assurée. Flaubert ne retient pas ses larmes dans le wagon qui l’entraîne vers Paris, d’où il doit ensuite gagner Marseille. Il se tape quatre verres de rhume au premier arrêt-buffet de la ligne. Mais enfin, ouf, il est parti. Maxime l’a emporté.

(À suivre)

Notes

[1Sassetti est le domestique de Maxime Du Camp, qu’il a ramené lors d’un récent voyage fait en Corse avec Flaubert.

[2Il s’agit d’un appareil de photos du type Le Gray, tirage à eau salée, précédé d’un long temps de pose, avec lequel Maxime Du Camp s’est familiarisé dans les mois précédant le départ.

[3On se rappelle que Nogent-sur-Seine est aussi la ville natale de Frédéric Moreau, le personnage presque alter ego de l’auteur dans L’Éducation sentimentale.