Musique pour Couvre-feu, Covid et pluie Chronique d’un automne 4
Le dimanche 25 octobre à 17 heures, l’Opéra de Paris proposait un concert adapté au confinement nocturne et qui comprenait des Lieder de Brahms et le Requiem de Gabriel Fauré.
Ci-dessous les détails du programme [1].
Les chœurs de l’Opéra de Paris et leur excellent chef José Luis Basso étaient aux manettes.
Je ne suis pas très « brahmsienne », mais j’y suis allée, car j’avais envie de vraie musique, un peu fatiguée des CD et de la radio, et j’aime beaucoup le Requiem délicat, rêveur, doux, intime, composé par Fauré à la fin du XIXe siècle. Comment allait-il se présenter dans l’énorme atmosphère de l’opéra Garnier ?
Expérience
Je dois dire que j’ai été très distraite par l’expérience presque surréaliste des espaces de l’opéra lui-même, des mouvements des choristes, tout imprégnés et contraints dans la lutte contre le virus et dans la résistance presque désespérée de la vie culturelle : tout m’a semblé étrange, dans un mélange de contraction temporelle, anticipation, passés nombreux, présent, une sorte d’accordéon un peu funèbre.
Sur les marches de l’opéra, vers 3 heures et demie, il y avait un certain nombre de gens. Quelques-uns se contentaient de regarder la perspective de l’avenue sous le ciel bas et les flaques de la place, les autres où je me suis agrégée se mettaient en file à « distance barrière », et entraient peu à peu dans le monument édifié sur les plans de Charles Garnier - inauguré en 1875 - : le rituel rappelait d’abord qu’on est en état d’urgence pour terrorisme, sac passés sous rayons, portique, puis à l’intérieur on était rappelé à l’urgence sanitaire, gel hydro-alccolique à se passer sur les mains avant de penser à gagner la grande salle.
Au lieu de me hisser sur l’énorme escalier de marbre glissant qui m’a toujours donné le vertige et à moitié tuée, j’ai décidé de prendre l’ascenseur : je suis toute seule à appuyer sur le bouton de cette très vaste cage pavée de mosaïque qui monte des profondeurs où elle a dû stationner en compagnie du Fantôme de l’Opéra, au dessus du lac ; j’appuie sur Orchestre, et en clin d’œil, me voilà arrivée, j’aurais dû le prendre plus souvent.
La salle était, conformément aux règles sanitaires, à moitié remplie. Un siège sur deux pour les petits fauteuils de velours rose posés sur la moquette rouge foncé, dans une atmosphère de travaux, des sièges enlevés pour l’agrandissement de l’avant-scène, la fosse d’orchestre recouverte, et le rideau métallique peint en trompe-l’œil - grande draperie rouge/rose/doré - est baissé. Un petit orgue est posé sur le bord de la scène devant le faux rideau.
Le décor énorme de la salle est toujours aussi écrasant et chargé, je l’aimais beaucoup autrefois, dans son ostentation triomphante au service de la Musique du XIXe siècle, et de son expression la plus aboutie, l’opéra ; à présent, j’y vois surtout l’image d’une culture devenue fantomatique et d’une société qui disparaît : le thème d’un requiem y était bienvenu. J’aurais d’ailleurs préféré qu’on ait délibérément insisté et programmé le Requiem allemand de Brahms au lieu de ces lieder que je ne connaissais pas et que j’ai trouvés, malgré l’indéniable talent des choristes de l’opéra et de leur directeur, assez convenus et ennuyeux.
L’entrée des choristes (le premier des lieder était pour femmes), toutes masquées de noir, était saisissante. Il y avait sur elles un concentré et/ou un éparpillement des siècles. Deux hommes nantis de cors étincelants, et un harpiste, les ont rejointes pour les accompagner. Je cherchais quel film de science-fiction elles évoquaient, un relent médiéval dans les robes noires et les amples vestes grises des femmes, une secte sérieuse, et pourtant leur visage était très XXIe siècle, avec des lèvres bien peintes, des cheveux très bien entretenus, certaines avaient des lunettes très contemporaines et élégantes. De belles voix. Mais je ne sais pas si j’écoutais vraiment ces airs de Brahms, obnubilée par le changement spectaculaire de l’atmosphère de cette salle muette, masquée et dégarnie, devant ces dames qui avaient quand même ôté leur masque pour chanter (sauf une, pourquoi ?). Brahms est passé au-dessus des mes oreilles. Car je me disais sans arrêt, est-ce que la musique est servie par ce décorum austère et insistant, est-ce cela, l’adaptation au temps nouveau du Covid ? Faudra-t-il renoncer à tout ce qui fait le charme de Garnier, les quelques mots échangés avec son voisin ou sa voisine, au cas où on ne bouge pas à l’entracte (qui n’existe plus) ? ou le plaisir d’aller grignoter un sandwich dans la belle salle du foyer ? Oui, je sais, je radote, je déplore constamment ce charme perdu des représentations d’avant Covid. Je ne m’y fais pas.
« Pour le plaisir ».
J’ai été beaucoup plus attentive et contente avec Gabriel Fauré. J’ai appris que la partition originale de la messe de Requiem avait été composée pour un orchestre de chambre, puis agrandie à un grand orchestre symphonique, le tout sur plusieurs années, la première ayant eu lieu à la Madeleine pour l’enterrement d’un architecte en 1888, église où Fauré tenait l’orgue. Il retoucha souvent la partition jusqu’en 1901. Il existe aussi des transcriptions de cette messe pour clavier (piano, orgue), et ce fut le parti retenu dimanche, un seul homme (Denis Comtet, excellent) devant un orgue, accompagné de sa tourneuse de pages, au lieu de plusieurs dizaines de musiciens.
Pourquoi pas ? C’était aussi beau. C’était même sans doute plus beau que la grande version symphonique. Moins solennel, plus « heureux », comme disait Fauré lui-même : « Mon Requiem a été composé pour rien… pour le plaisir, si j’ose dire ! ». Il ajoutait, à propos de l’esprit de l’œuvre : « Mon Requiem, on a dit qu’il n’exprimait pas l’effroi devant la mort. Quelqu’un l’a appelé une berceuse de la mort. Mais c’est ainsi que je ressens la mort, comme une délivrance heureuse, plutôt que comme un passage douloureux. ». La partition déroulait sa douceur, son harmonie tranquille, son absence délibérée du Dies Irae souvent tragique voire terrifiant et brutal, une partition sans menaces éternelles, avec un accompagnement qui évoque parfois les vaguelettes transparentes des ruisseaux dans les prés. Les deux solistes étaient excellents.
Je suis sortie, de fait, « apaisée », heureuse sans cesser d’être un peu triste, sans qu’on se regarde par-dessus son masque, rang par rang, pour ne pas risquer de bouchonner et de se frôler.
Une chose étonnante, personne, mais vraiment personne, n’a toussé pendant le concert. Comme l’autre jour au théâtre à l’Odéon.
Dehors, il pleuvait à verse, le bus a traversé Paris tout noir, luisant et humide, sous la double nuit du changement d’heure et du couvre-feu : pas de promeneurs, alors qu’il n’était encore que 19 heures. Boulevard Saint Michel, quelques personnages stagnaient dans un des rares cafés ouverts, derrière la vitrine embuée et ruisselante de gouttes.
Notes
[1] Programme
Ière partie : Johannes Brahms
Vier Gesänge, op. 17, pour chœur féminin, deux cors et harpe
Harpe : David Lootvoet
Cor : Cédric Bonnet
Nicolas Josa
Liebeslieder Walzer, op. 52 pour chœur et piano à quatre mains
Piano : Alessandro Di Stefano
Corine Durous
Alto : Marianne Chandelier
Ténor : Luca Sannai
2e partie : Gabriel Fauré
Requiem, op. 48
(version avec orgue seul)
Orgue : Denis Comtet
Soprano : Pranvera Lehnert
Baryton : Bernard Arrieta