Petit essai d’archéologie Dédié à ma sœur Paule/Paulette/Pitou

Le mardi 10 septembre 2019, à 14 h 30, les enfants, la famille et les amis de ma sœur aînée Paule Ragot, nous étions réunis pour ses obsèques dans l’église de Châtelneuf (Jura). Dans l’assistance, j’étais la seule à avoir vécu à ses côtés les années de sa vie qui ont précédé son mariage, et j’ai eu envie d’expliquer comment s’était formée, entre 1926 et 1948, cette rayonnante et chaleureuse personnalité. Voilà à peu près ce que j’ai dit.

C’est difficile de parler de quelqu’un qu’on connaît depuis toujours et que beaucoup d’entre vous connaissent depuis longtemps. Mais ayant moi-même 86 ans bien tassés, j’ai eu accès à une partie de sa vie - enfance, adolescence et jeunesse -, que vous connaissez un peu moins bien ou pas du tout. C’est donc un petit exercice d’archéologie auquel je vais me livrer, à gros traits en découpant cinq périodes dans la construction de celle que nous honorons aujourd’hui, ensemble.

I. 1926-1932 : un paradis intime et parisien
Mes parents se marient en 1925, ils habitent Paris, et, le 12 février 1926, ils ont une petite fille, qui est baptisée sous le nom de Paule-Marie-Simone Puiseux. Ce prénom de Paule lui vient d’une grand-tante du côté de Maman, la mère Paule de Broissia, religieuse hospitalière à Arbois. Toutefois cette petite fille, personne ne l’appelle Paule, on l’appelle Paulette, les diminutifs sont à la mode dans les années folles. Papa la surnomme très vite Pitou, en référence à Ange Pitou, un héros d’Alexandre Dumas, courageux et joyeux personnage : Paulette/Pitou est une petite fille vive, volontaire, gaie, elle joue avec les cousins Puiseux et Corpet, qui habitent aussi Paris, elle pousse son cerceau dans les jardins du Luxembourg. Papa lui raconte des quantités d’histoires, qu’il lui illustre, à la gouache ou aux crayons de couleur. En 1928, Pitou a une petite sœur, Claude (prénom dérivé aussitôt en Claudine) [1] dont elle n’est pas jalouse du tout, car le pivot de son monde affectif est basé sur Papa, il est son socle, son cadre, son toit, la raison d’être de son univers.

II. 1932-1939 : un drame et une métamorphose
En 1932, cet univers qu’elle pense éternel, comme on le croit à 6 ans, se fracasse : mes parents se séparent. À leurs dissensions plus anciennes et intimes se sont ajoutées des histoires de dettes, de mauvaises affaires financières (d’autant qu’on est en pleine Crise économique) : Papa devient l’objet d’un vrai ostracisme, que ce soit de la part de sa propre famille (Puiseux) ou de celle de Maman (Broissia). On ne le voit plus. On n’en parle plus. Nos familles pratiquent l’art du silence. On n’explique pas à Pitou pourquoi on ne rentre pas à Paris retrouver Papa cette année-là, pourquoi on reste dans le Jura dans la belle maison de Blandans avec Maman, les petites sœurs (je suis apparue dans cette année de tourmente) et les grands-parents Broissia. Dans ce temps, les psychologues pour aider les enfants à réparer les situations sont inconnus. Juste un grand silence que rien ne rompt. Cette petite fille de 6/ 7 ans va devoir affronter l’incompréhensible perte de son monde. Car se pose la question de ses études qu’on désire soignées, mais l’institution religieuse - une succursale du couvent des Oiseaux à Bletterans (Jura) - où Paulette est admise est trop éloignée pour qu’elle revienne tous les jours à Blandans. La voilà interne, avec les contraintes de l’uniforme, des règlements, les dortoirs, les réfectoires, une communauté pesante au lieu du monde familial et léger où Papa régnait dans son cœur.
Ce monde, elle va trouver de quoi le remeubler, affectivement, d’une manière personnelle, originale.
— En premier lieu, elle se réfugie dans la fiction et l’imaginaire, le réel est déplaisant, elle a recours aux histoires, elle lit non seulement des contes de fées, la Comtesse de Ségur, mais aussi et surtout toute la magnifique bibliothèque classique de Blandans, Racine, Pascal, Rousseau, les poètes du XIXe. Je la vois encore lisant Lamartine ou Chateaubriand à 11 ou 12 ans sur le banc de pierre devant le petit bois de sapins qui ornait alors une partie du jardin de Blandans, entre 1933 et 1939. Cette passion de la lecture la fait accéder à des centaines de personnages qui repeuplent son monde. De plus elle a une mémoire prodigieuse qu’elle gardera toute sa vie : à onze ans, elle voit Cyrano de Bergerac au théâtre de Lons et ressort en sachant tous les rôles. Cela vaut aussi pour les images, les peintures, les œuvres des musées et plus tard le cinéma. Elle dessine aussi des centaines de poupées de papier, qui forment des familles, avec qui nous jouons toutes les trois.
— En second lieu, à côté des mondes imaginaires, à côté de la tendresse des grands-parents et de Maman aux week-ends, il y a l’été, aux grandes vacances, le retour des cousins Puiseux, Corpet, Petit, Michelin, Arène, Ract-Madoux, nombreux, animés, avec mille jeux, mille aventures, dans la maison de Frontenay, voisine de Blandans.
Paulette, par sa volonté, son énergie, son amour de la littérature, se tire d’affaire, elle se reconstitue peu à peu un monde vivable. Claudine et moi, pour elle, nous sommes « les petites » : sortant de ses livres ou des plaisirs de Frontenay, elle joue parfois avec nous, on bâtit des cabanes dans le petit bois, elle lit l’Énéide dont elle nous raconte des passages ou nous fascine avec des histoires d’Indiens piquées dans Chateaubriand ou Fenimore Cooper.
— En même temps qu’elle acquiert cette immense culture littéraire et poétique qu’elle ne cessera de compléter et d’enrichir, étendue plus tard à l’opéra et aux musées, elle grandit, et, avec les changements de l’adolescence, la petite maigrelette de 7 ans se transforme en une jolie fille : à l’été 1939, à 13 ans, elle a de vraies allures de jeune fille, avec sa jolie silhouette et ses beaux cheveux.

III. 1939-1945 : la période de la Guerre
Après le drame intime de la séparation des parents, Paulette/Pitou se trouve prise dans le drame majuscule de la Deuxième guerre mondiale, de l’immense désorganisation qu’elle engendre dont je ne retiens ici que la répercussion sur ses études et l’énergie qu’elle déploiera pour les faire.
Avant même la déclaration de la guerre, le couvent des Oiseaux de Bletterans a regagné Paris. Pas question d’internat dans une autre institution, transports et ravitaillement sont impossibles, Paulette va travailler quasiment toute seule, cahin-caha, à coup de leçons particulières chez de vieilles demoiselles réfugiées à la campagne, des cours par correspondance ; plus étrange encore, un compromis établi, l’année 1941/42, avec deux jours à Lons chez une dame, de chez qui elle va assister aux cours de l’institution Sainte-Marie, pour revenir mieux manger à Blandans le reste de la semaine, charge à elle de rattraper les cours manqués en travaillant seule ; en 1942/43, elle va passer une année chez ma tante Michelin, une sœur de Papa, près de Clermont, où on lui bricole aussi des leçons particulières, elle y acquiert en passant la passion pour la musique dont mes cousins sont férus. L’Éducation nationale est toute désorganisée, Paulette profite de ce que le premier bac est allégé pour tenter de le passer à la fin de la classe de seconde. Et elle le réussit.
Cette désorganisation aurait pu lui ôter le goût des études à tout jamais, favoriser paresse et négligence, mais non, elle utilise à fond son énergie, tout comme sa mémoire merveilleuse et sa passion du savoir.
En 1943/44, elle fait sa philo, elle a dix-huit ans, Maman lui loue une chambre en ville pour suivre les cours au lycée de Lons, elle dévore pêle-mêle la cosmologie, les sciences naturelles, la pensée grecque, Platon, et surtout Bergson - Matière et Mémoire, L’élan vital, sont comme faits pour elle. Elle passe son second bac (il y a une session unique en septembre) au beau milieu des combats de la Libération en septembre 1944.
Des années après, j’admire encore la manière dont Pitou a vécu son odyssée scolaire étonnante, ses capacités de rebond, sa volonté.
Elle lit toujours énormément. Sans jamais quitter ses goûts classiques et les grandes œuvres du XIXe siècle (Balzac, Stendhal, Baudelaire, Rimbaud etc. ), elle accède au XXe siècle, Valéry, Gide, Proust ; en peinture, à ses goûts classiques, elle ajoute Picasso à la stupéfaction de ma grand-mère. Elle trouve aussi le temps d’avoir des élans et des crises mystiques, elle envisage même quelque temps de se faire religieuse.
Au début de l’hiver 1945, elle fait un stage de la Croix Rouge à l’hôpital de Lons : avec la misère des corps qu’elle découvre en soignant les blessés de la campagne d’Alsace, elle découvre aussi la compassion, le goût d’être utile. Ce stage se révèlera déterminant par la suite. Elle y fait la connaissance d’Irène Gorainoff, qui deviendra l’une de ses très chères amies.
Un choc : Papa réapparaît à Frontenay l’été 1945, retour du Canada où il avait trouvé refuge pendant la guerre et où il a contracté la tuberculose, il est trop atteint pour profiter des premiers antibiotiques. Paulette le revoit quelques semaines à Frontenay, c’est le bonheur, mais là aussi il y a une adaptation à faire, passer du mythe qu’elle a forgé sur Papa depuis 13 ans, à la réalité de cet homme toujours léger et plein d’humour, un peu plus conservateur qu’elle n’aurait cru [2].

IV. 1945-1947
Dans l’hiver 1945/46, Paulete/Pitou a l’avenir devant elle : en fait, elle peut tout faire, avec son intelligence et sa culture brillantes, sa folle mémoire ; elle est tentée par des études supérieures de philosophie, ou, même si elle a quelques trous en sciences, elle envisage de faire sa médecine. Dans les deux cas, ce sont des études longues ; or, elle ne veut pas être longtemps à la charge de Maman ; faisant preuve d’un nouvelle vertu, le réalisme, elle choisit un moyen terme, elle s’inscrit à la rentrée de 1945 à l’école d’infirmières de Besançon à l’hôpital Saint-Jacques où elle pourra en deux ans boucler ses études, être indépendante ; ce choix allie son besoin d’être utile acquis à l’hôpital de Lons, son goût pour soigner et aider, physiquement et moralement,
J’en arrive à ce merveilleux été 1947 où nous allons, elle et moi, transformer notre relation. J’ai 14 ans, elle en a 21. Je ne sais pourquoi, elle m’invite, au mois d’août, à venir passer quinze jours à Besançon : elle a une bande d’amis, étudiants et étudiantes de son âge ; les principaux, ceux qui lui resteront toujours fidèles, sont deux garçons des beaux-arts - Pierre Baille, Claude Lallemand -, et deux filles, Denise Böhm et Christiane David. En 1947, avec quelques autres amis, ils forment une « bande », ils se voient pratiquement tous les jours, pour des discussions infinies, ils refont le monde chaque soir, politique, religion, littérature, cinéma etc. ; sans tenir compte de mon âge, ils m’adoptent tout de suite, je suis « la sœur de Pitou » ; je sens que c’est un titre, une référence, elle est le centre de ce petit groupe : j’assiste à leurs discussions passionnées, d’eux j’apprends le plaisir d’argumenter, de construite et d’étayer ses positions.
Quand ils ne sont pas là, entre nous, Pitou et moi, nous continuons les discussions et nous les continuerons toute notre vie : cet été-là, nous sommes devenues un binôme pour toujours inséparable. Nous avons quantité de goûts communs mais aussi des dissensions profondes, philosophiques en quelque sorte, notamment sur la conception de ce monde. Il y a trois semaines encore, dans nos téléphones quotidiens, nous en riions ensemble, « tu n’arriveras pas à me convaincre », nous disions-nous.

V. Paule
Ma promenade archéologique est presque finie : voici l’hiver 1947/48. Paulette va rencontrer Jean, coup de foudre réciproque. À celui qu’elle éprouve pour Jean, Paulette ajoute celui qu’elle a pour Le Fioget, cette maison à l’écart dans un site romantique, comme une incarnation de ses lectures préférées, les rochers, les arbres, le lac. Toute cette nature qu’elle adorera et parcourra jusqu’à la fin.

Elle se marie le 8 mai 1948 : ce jour-là, elle décide de laisser tomber « Paulette » et « Pitou », ces prénoms des « années d’apprentissage », et d’utiliser son prénom officiel, plus sérieux ? plus sage ? Signe d’une nouvelle naissance dans son nouveau monde : désormais elle est et sera Paule. Comme dans tous les cadres, elle va y trouver et y construire beaucoup de bonheurs, sa vie avec son mari et sa belle-famille toute proche dans la même maison, ses enfants qui donnent tout son sens à sa vie, la reprise de son métier d’infirmière, ses patients qu’elle aime tant, ses études de grec reprises à sa retraite etc. Elle y connaîtra aussi, forcément et comme partout, des deuils et des séparations cruelles sans jamais cesser de rayonner d’énergie et de bonté.

de g. à d. Paulette, Claudine et moi en promenade à Ménétru (Jura) en 1941

Notes

[1Claudine nous a quittés il y a tout juste quinze ans. Elle a adoré le Fioget.

[2Papa meurt à Paris en janvier 1947 sans avoir jamais repris une vie familiale.