Lady Macbeth de Mzensk Opéra Bastille, 13 avril 2019
Problèmes de mise en scène d’une musique étourdissante
Un drame dans la Russie profonde dans les années Trente
Je rappelle le livret d’Alexandre Preis inspiré d’un ouvrage de Nicolaï Leskov et qui est la base de l’opéra de Dimitri Chostakovitch (1906-1975) : dans la Russie profonde (Mzensk, 300 km au sud de Moscou), Katerina est mariée à un jeune commerçant sexuellement impuissant ; le couple est placé sous la direction autoritaire du beau-père, Boris Ismaïlov (sans doute lui-même attiré par sa belle-fille, mais qui couche avec la servante Aksinia) ; la jeune femme est bientôt troublée dans son ennui par deux scènes, le viol collectif de la servante par les employés de ce commerce, et l’embauche d’un nouvel employé, Serguei, qui devient l’amant de Katerina. Grosse passion sexuelle. Katerina empoisonne son beau-père avec un plat de champignons assaisonné de mort-aux-rats, et avec l’aide de Serguei, elle étrangle son mari (Actes I et II). Puis, elle épouse Serguei. Dénoncés, Katerina et Serguei sont envoyés au bagne en Sibérie ; au cours du sinistre voyage, Serguei trompe Katerina avec une jeune condamnée, que Katerina tue en se noyant avec elle dans un lac lors d’une étape (Actes III et IV).
« Un chaos gauchiste » ?
Moscou, 22 janvier 1936 : Staline assiste à Lady Macbeth du district de Mzensk, l’opéra terminé par Chostakovitch le 17 décembre 1932, et dont la première avait eu lieu le 22 janvier 1934 à Leningrad, avec succès.
Mais Joseph Staline - en art c’est un conservateur invétéré - est horrifié, ce n’est pas du tout « socialiste », ni l’histoire, ni la musique : selon un article de la Pravda du 28 janvier 1936 qui l’éreinte et dont Chostakovitch soupçonne le Petit père des peuples d’être l’auteur, on y entend et voit un « chaos gauchiste remplaçant une musique naturelle, humaine », on y dénonce le « formalisme petit-bourgeois », et « la pornophonie », bref, Staline interdit la représentation de l’opéra.
La musique de Chostakovitch, dans cet opéra, est elle-même une succession assez hallucinante d’embrasements et d’embrassements, de violences et de lamentos, amour et sexe, amour et trahison, accords et explosions, amour et mort, un chatoiement sonore extraordinaire, parfois volontairement illustratif, allant du brillantissime au douloureux indicible, faisant alterner farce et drame, une partition riche et suggestive, captivante, étourdissante dans tous les sens du terme.
Surlignage ...
La mise en scène de Warlikowski est à la mesure de lui-même, une créativité débordante et une science pour le jeu d’espaces qui sont sa gloire, son goût, il a le génie pour penser et faire opérer les déplacements de lieux d’enfermements successifs sur la grande scène de Bastille, qui est constamment agitée, occupée, mise en mouvement, en glissements, en apparitions, en surcharges, avec de superbes lumières, avec des videos, des images mouvantes, des gros plans, des reculs, des violences, des viols ou des désirs accomplis, les chanteurs parfois en slip, parfois à moitié à poil, en vrai ou en video. Cela s’appelle « payer de sa personne ». Marie-Aude Roux dans Le Monde (avec qui je suis rarement d’accord) est ravie.
On peut lire avec profit l’intéressante description critique du site Olyrix et y voir quelques scènes en video.
Warlikowki en rajoute toujours une couche, il surligne constamment, or Chostakovitch n’en a vraiment pas besoin. Il transforme le « commerce » de la belle-famille en abattoir, avec débauche de carcasses de viande et de sang. Les scènes de viol ou d’amour sont mimées assez lourdement, le réalisme rebondissant en se démultipliant par tous les moyens techniques. Les yeux sont constamment sollicités par les quatre coins de la scène, les murs glissent, changent de couleur, et tout en étant charmée par tant de grâces techniques, je me sentais un peu gavée visuellement, comme un canard avant Noël, gloup.
Par moments, j’avais absolument besoin de ne pas regarder pour entendre la partition avec précision et délicatesse, et tant pis pour le sens des paroles accrochées en très petit, en haut comme d’habitude.
Faut-il vraiment mimer toutes les scènes de sexe ? L’orchestre les peint parfaitement, dans toutes leurs étapes (la fameuse « pornophonie »). Aux efforts déployés pour atteindre l’orgasme, violoncelles, violons, trombones, trompettes, percussions, et autres instruments suffisent, il n’est pas besoin, je crois, d’apercevoir de surcroît et fugitivement les fesses réelles des chanteurs.
Pourquoi un abattoir au lieu d’un commerce, comme activité de la belle-famille de Katerina ? Même si les carrelages, les carcasses et les lumières de l’abattoir sont très beaux, ils affectent au lieu du pouvoir des hommes un signe de mort trop fort.
Pourquoi le mariage de Serguei et de Katerina a-t-il l’air d’un cirque américain si éloignée des tons russes de musique de Chostakovirtch ?
En revanche, quel plaisir de voir s’ajuster la partition et les actions sur la scène : là, Warlikowski et le chef ont travaillé merveilleusement, tout s’ajuste au quart de poil, les synchronisations sont parfaites, les décors et les cadavres tombent à la note voulue, les murs s’avancent avec les violons, musique et visuels sont totalement « raccord », mais il y en a trop.
Car dans cette parfaite synchronisation de tant de choses, le spectateur n’a guère de place, Warlikowski s’occupe de tout et même au-delà, il ne laisse pas une miette d’espace pour d’autres imaginaires sourdement présents, ni même parfois aux termes du livret.
... contre minimalisme ?
Or, mes souvenirs s’infiltraient : si j’ai passé une bonne soirée hier, quoique visuellement un peu saoûlante, je pense que j’en ai passé une meilleure, plus forte, plus touchante, plus marquante, il y a dix ans, en janvier 2009, dans cette même salle, où cette même œuvre était donnée.
C’était dans la mise en scène, fort dépouillée, presque abstraite, de Martin Kusej ; ce grand plateau qui hier débordait de couleurs, de gens et de choses, était alors presque nu, et combien oppressant : la maison de Katerina avait des murs en plastique transparent, sous les yeux des villageois, le commerce du mari était laissé en pointillé, la noce était très villageoise ; le voyage de la déportation était joué un niveau en-dessous de la scène habituelle, le plateau étant alors occupé par un seul policier qui faisait les cent pas avec son berger allemand en laisse, tandis que dans l’espace restreint sous ses pieds, les prisonniers s’entassaient derrière des barreaux, image physique de l’écrasement.
Tout était suggéré, et de ce fait, laissé à la musique, aux chanteurs eux-mêmes et à l’imaginaire du spectateur, qui pouvait ajouter sa conception de la dictature, villageoise ou politique, les Années Trente, ou Cinquante, ou le long temps tsariste, selon. Le discours était donc autre, le minimalisme avait décapé le visuel et il avait laissé la place entière à Chostakovitch sans aucun parasitage, et à l’âpreté sans espoir du système social porteur, voire créateur, des situations représentées.
La condition des femmes, la condition des ouvriers ou employés, la dureté des vies de village, le goulag, tout était là grâce à Chostakovitch. C’est peut-être l’immensité de l’espace russe que la mise en scène de Martin Kusej, dans sa nudité, dans son infini, dans sa désespérance, rendait le mieux, et c’est donc dans la 2e partie (le voyage au goulag) qu’elle m’a semblé nettement plus adéquate au thème même de l’opéra.
L’univers musical
Là où les deux représentations ont été exceptionnelles, c’est par la qualité des chanteurs, des chœurs, de l’orchestre, du chef. Bref, tout l’aspect musique était parfait.
En 2009 (mise en scène Kusej) et 2019 (mise en scène Warlikowski), les deux Katerina étaient magnifiques, leurs voix d’une richesse, d’une émotion, d’une puissance, qui portaient le personnage : Eva-Maria Westbroek, grande et imposante, Aušrinė Stundytè, véritable pile d’énergie, remplissaient également l’immense salle de Bastille, et toutes deux, avec des atouts physiques et vocaux différents, réussissaient à incarner l’ensemble des femmes malheureuses depuis la création du monde.
Les hommes étaient à leur hauteur. Mais dans les deux représentations, Lady Macbeth reste première, captivante, dominante et vaincue à la fois. Rôle-titre et rôle immense, elle est constamment sur scène pendant près de trois heures.
C’est autour d’elles (les deux chanteuses) que tourne comme un fou le problème du couple et du sexe, dans les espaces trop tranquilles ou trop inquiétants, dans les petitesses des voisinages, les rencontres, les hasards et la vie qui traîne et fiche le camp.
Comme (presque) toujours, les musiciens et les chœurs de l’Opéra de Paris ont composé un élément parfait dans la soirée, le plaisir pur. Le chef de 2019, Ingo Metzmacher, était remarquable de précision, de fougue et de mesure à la fois.
En 2009 comme en 2019, j’ai adoré le fait d’installer, à deux moments précis de la partition dans la 2e partie, un détachement des cuivres de l’orchestre de la fosse dans deux loges de côté du 2e étage, l’effet sonore est extraordinaire dans cet immense - et somme toute étrange - espace de Bastille, où je me demande toujours comment un être humain peut se risquer et s’imposer, seul ou dans un ensemble.
La musique demeure pour moi la perfection de l’humanité.
J’oubliais : hier, le couple bon chic bon genre, d’âge moyen, qui était assis au rang devant moi, est parti au bout de 10 minutes : pour cause de « pornophonie » ?Descendants de Staline ou cathos intégristes ?
J’ai donc eu une vue excellente et dégagée pendant toute la représentation.
Enfin, sans doute sous l’influence de Warlikowski, j’ai pris à l’entracte une photo de la place de la Bastille à travers la vitre du foyer où je me tapais l’indispensable verre de vin blanc des opéras intenses : les superpositions pourraient plaire au metteur en scène. On distingue fort bien, tout petit, le génie de la Bastille en haut de sa colonne, dehors, le reflet d’une partie du foyer, et même moi, en ombre plein centre prenant la photo.