« Ex-Libris » Un film de Frédérick Wiseman
Ce film est un monument, le plus récent opus d’une immense série documentaire sur les espaces de notre temps édifiée par Frédérick Wiseman depuis des décennies. J’ai eu le plaisir de le voir, en personne, très alerte, au début de la séance (Reflet Médicis) : avec sa modestie et sa simplicité habituelles, il nous a dit qu’il n’avait pas grand chose à dire... qu’il fallait « voir » son film ! On l’a applaudi et on a regardé ce fleuve new-yorkais où la culture est mise au service de la population.
Ce documentaire de 3 heures 20, tourné dans les espaces de la New York Public Library, sert de fil d’Ariane pour explorer, à partir de la culture et de sa diffusion, tous les problèmes des États-Unis et, au-delà, une grande partie des problèmes du monde, mélanges de population, accès à la culture, racisme, poids de l’histoire et de l’esclavage, travail, responsabilité.
L’Institution, issue d’un partenariat public/privé entre la Ville et des entreprises mécènes, sert non seulement de « bibliothèque » au sens classique du terme - prêt, lecture, recherche, entretien d’un fonds imprimé et consultation des documents -, mais elle abrite aussi un ensemble d’activités considérables, les unes ouverts aux enfants, aux seniors, aux sans-abris, les autres à la diffusion des outils de connaissance contemporains (internet, photos etc), l’aide aux handicapés - séances de braille - , aux immigrés - conférences politiques ou religieuses, Frédérick Wiseman nous fait assister à des spectacles, des concerts, des banquets, des salles d’archives avec leurs chercheurs, des expositions etc. Nos bibliothèques municipales ont des programmes bien plus riquiqui. Moins de pouvoir aussi, sans doute.
Comme dans les autres lieux filmés par Wiseman, on assiste longuement à des réunions de travail des personnels, réunions de budget, d’architecture, déclarations d’intentions, échanges sur les actions menées ou à mener, souci dominant de répandre l’accès à internet, pour sortir la population de la ville du déserts numérique (1 New Yorkais sur 3 n’a pas accès à internet).
Wiseman montre la lutte pour l’instruction et la culture, pour la modernisation. Il en filme les vaillants soldats qui siègent aux conseils de la Bibliothèque, les gestes des employés ou des « usagers », les entrées et les sorties, ou les couloirs vides, ou les salles pleines. Alternance de réunions pleines d’échanges, de visages studieux, d’attitudes différentes, de visages différents.
La prise en compte des problèmes venant de la population si bigarrée de New York est dominante ; elle est d’autant plus flagrante que la New York Public Library est éclatée, éparpillée dans les quartiers ( 91 lieux relèveraient d’elle). Les séquences d’activités sont cousues entre elles par les plans des trajets et des rues qui les relient. On se trouve dans le cadre de la ville avec son immense diversité, ses immeubles pris en contreplongée, ses bâtiments de brique, ses pelouses, ses camions, sa circulation, sa population. Les problèmes d’immigrés, les problèmes de racisme, latent ou non , sont abordés directement par des conférences d’une histoire plus ou moins orientée ou par des dénonciations de manipulations ; ils le sont surtout cinématographiquement, par longues touches, par longs plans-séquences qui font pénétrer dans le quotidien de la population qui fréquente la bibliothèque new-yorkaise.
Pourquoi 3 heures 20, pas moins, pas plus ? Un entretien avec Wiseman, distribué à l’entrée, rappelle sa manière personnelle de déterminer la durée d’un film, il se laisse guider au montage, il compte que les images et les choses s’organisent au service des gens : (...) Le film dure la durée que je pense être juste. Mon devoir se situe envers les gens que je filme, et envers les spectateurs, pas envers les chaînes de télévision qui estiment que l’attention du public ne peut pas dépasser 52 minutes. Quelquefois, le Reflet Médicis fait un entracte. Ici, non.
Les responsables de la New York Public Library rêvent d’ « information » qui devient « formation », sans penser - du moins cela ne paraît pas dans leurs prises de paroles -, que cette emprise peut devenir un « moule ». C’est peut-être leur silence à cet égard qui m’a conduite parfois à ressentir un aspect un peu inquiétant dans cette accumulation de bonnes volontés, celle de responsables convaincus et sérieux, celle de poètes plus ou moins illuminés, des conférenciers exaltés, des seniors ou des bébés appliqués. L’enfer est pavé de bonnes intentions : la culture, élément - et but - incontestable de la démocratie, pourrait être dérivée, utilisée, attirée comme malgré elle et à l’insu des responsables de la Bibliothèque (à l’insu de leur plein gré comme aurait dit Richard Virenque) dans un rêve de formation sociale directive, moralisante, filigrane d’une utopie sociale, qui, pour être bienveillante, pourrait se révéler assez facilement partiale et étouffante.
On sort de ce film-ci à la fois comblé, rêveur, un peu sonné, comme on débarquerait d’un voyage en Amérique. 3 heures 20 étaient passées à ma montre, mais je revenais de plus loin, étant donné la richesse des propos et des images, des visages, des expressions et des espaces. Et j’étais allée plus en avant, dans les esquisses d’un monde en formation.